La loi de Forsoh (3/5)


Douala, trente juillet

Marguerite, ma chérie


C’est l’aube. Quelle nuit ! Je viens tout juste de regagner ma chambre et me voici déjà, la tête courbée au-dessus de mon bloc-notes, prêt à te faire part de tous ces vécus dilatés qui campent encore dans ma mémoire, associés à ma soirée avec Forsoh. Je te rassure tout de suite : je n’ai pas fait de folies. Tu me connais assez bien pour savoir que je n’en fais presque jamais, sauf avec toi, à l’occasion. Après m’être rafraîchi près de la piscine, à l’ombre d’un bananier haut sur pied et aux larges feuilles ovales et vertes, je rejoignis en fin de compte Forsoh au bar de l’hôtel. Nous discutâmes de choses et d’autres, tu sais, tout le menu fretin pour mieux faire connaissance. Dès qu’il fut à son aise, je m’enquis de ce qui fait la fantaisie du pays. Il me répondit, un peu dans l’embarras, qu’il y a moult parcours touristiques : des lacs de cratère à l’eau vert émeraude, des chutes d’eau vertigineuses ou en cascade, des parcs naturels avec animaux à l’état sauvage, des plages de sable noir, etc. D’après lui, j’aurais dû m’y prendre plus tôt, depuis Paris, si je voulais en profiter ; néanmoins, il m’affirma qu’il est toujours possible d’organiser un circuit, avec un guide expérimenté et une bonne voiture de location. Je fis semblant de réfléchir un temps, mais au fond de moi l’expression « parcours touristiques » avait ôté l’enchantement des premières heures de notre rencontre. Ce n’est pas ce que je veux voir, me dis-je alors, mais plutôt les gens, ce qui est fait maintenant par les mains de gens qui vivent maintenant. Peu après, je lui rétorquais que ce sera pour la prochaine fois ; cependant, j’étais disposé à découvrir ce qui se fait de mieux dans la ville. Il fit alors un sourire presque enfantin, et lâcha : toi, tu es bien d’ici.


J’attendis donc mon baptême du feu assis confortablement dans un fauteuil en rotin, à regarder des jeunes cadres discuter autour du bar. Quelle drôle de sensation que d’être chez soi comme en terre étrangère, pensai-je dans un moment d’oubli, puisque dans le fond je suis étranger, même si à chaque coin de rue je ne suscite pas l’éveil de ce regard mi-curieux mi-interrogateur, souvent adressé aux étrangers pour bien marquer la différence, pour dresser une ligne de fortifications entre eux et nous ; ma chance était d’être considéré comme faisant partie du décorum ; il m’était donc aisé de garder un certain recul, qui ne paraissait suspect à personne. Cette distance-là me troubla profondément, car je me rendis à l’évidence que je n’avais jamais observé des corps de si près, des corps expressifs, tout en mouvement et en gestes, signes d’une certaine façon d’être, de se placer au monde, qui me sembla sur le coup exubérante ; ces corps jeunes semblaient manifester à chacun de leur geste la tentation d’occuper l’espace, tout l’espace, de le remplir ; parfois même ils s’aidaient de leur voix, des voix haut portées par la bonne humeur, ou alors simplement la joie de la rencontre entre amis. Par moments je m’amusais à deviner leur état d’esprit, me demandant alors si ils ne se jouaient pas tous une gigantesque comédie, dont ils ignoraient le scénario. Malgré ma perspicacité, il faut avouer, ma chérie, que je ne sus pas y répondre. En outre, j’entrais déjà de plain-pied dans le préjugé, chose que je me suis promis pourtant de supprimer de mon esprit. Alors, je demandai à Forsoh de me présenter à ces jeunes personnes, qu’il semblait si bien connaître.


Je passai le restant du temps à échanger (j’écoutais plus que je parlais) avec ces jeunes cadres pour qui, selon leurs dires, l’avenir était radieux et plein de promesses. Sur le coup de minuit et demie, Forsoh se libéra enfin et me conduisit dans un cabaret étonnant, qu’il garda en secret malgré mon instance lors de notre trajet en taxi, et qu’il ne me révéla que lorsque nous y fûmes, en prenant l’air cérémonieux d’un ouvreur des cabarets de jazz de la cinquante deuxième rue, dans les années quarante. Welcome to the Nouveau Madrigal, hurla t-il, pendant que je levais les yeux sur la façade nue, égayée par la triste lumière d’une ampoule rouge ; il n’y avait aucune enseigne, aucun panneau portant ce nom. Pourquoi le Madrigal ? lui demandai-je alors. Il éclata de rire, puis me dit de garder encore un instant ma curiosité dans mon ventre, et me poussa à l’intérieur. Je fus saisi dans l’immédiat par une forte odeur de fumée de cigarettes mêlée à la transpiration, qui m’échappa peu après, alors que nous nous enfoncions parmi les noceurs pour rejoindre le coin des artistes, me souffla t-il, une sorte de réduit meublé de fauteuils en moleskine brune et d’une table basse taillée dans un tronc d’arbre et vernie. Il me présenta à plusieurs personnes mais à cause du bruit et de l’agitation alentour, je ne me souviens que d’un poète maigrichon, une cigarette toujours plantée au bec, que les autres dénommaient avec une certaine affection el tigre, du fait, semble t-il, de sa passion démesurée pour un certain Borges (je connais pas, mais je suppose que toi, ma chérie, tu dois savoir deux trois choses sur lui, pas vrai ?) ; maintenant que j’y repense, je me souviens de cette dramaturge allemande, dénommée Inge Kasterhoff, qui a tout plaqué après la chute du mur, son théâtre de poche à Tiergarten et sa bien-aimée de l’époque (Süheyla qu’elle s’appelait, me dit-elle entre deux verres à shooter d’eau-de-vie, avant d’ajouter avec un soupçon de mélancolie dans la voix, qu’elle m’aimait de trop cette génisse du Bosphore), pour venir s’installer ici et monter des spectacles avec des comédiens locaux ; me revient enfin, avec précision, un peintre qui me marqua aussitôt parce qu’il tenait à ses pieds une housse de toiles qu’il s’empressa de me montrer, me disant qu’elles étaient toutes à vendre. Je les regardai donc, un peu gêné, et je fus saisi par l’une d’elle, qui représentait une fillette, le dos tourné, avec de longues tresses lui tombant sur les épaules, et sur ses omoplates, deux yeux grands ouverts retenaient deux larmes vermeil. Je l’achetai au prix qu’il m’indi- qua, et surprise, ce peintre me dit après avoir empoché son pèze, que l’art ne doit servir qu’à nourrir son homme, le reste n’étant que discussion de petit bourgeois.


Sur le coup, ma chérie, je compris ton attachement aux Arts. Quant à moi, j’étais loin de me douter que l’achat d’une toile inspirerait mon approche de ma terra incognita, qu’elle me donnerait un substrat qu’il suffirait ensuite de retrouver chez les gens. Je les ai tous photographiés, ces artistes ; d’ailleurs, je me demande si, avec la faible lumière du cabaret, tu pourras y distinguer quelque chose. Ma chérie, je comprends mieux maintenant ton attachement aux Arts. Avant de rencontrer la bande à Forsoh, cette préoccupation ne m’apparaissait que sous l’image d’un orviétan pour chasser l’ennui, pour fuir la laideur quotidienne du monde ou l’aménager à ma guise. Te souviens-tu combien je traîne le pas lorsque, comme tous les dimanches soirs, nous allons au Théâtre ? comment je m’introduis dans le bureau, peu après que tu t’y sois retirée, derrière tes carnets et tes encyclopé- dies ? comment je te prends dans mes bras, t’embras- se, te dis que tu me manques déjà, que je me m’ennuie sans toi à mes côtés, et que toi, tu souffles d’impa- tience mais te laisses faire ? C’est ce refus-là qui prend le dessus, alors que dans mes entrailles je suis animé par la même recherche d’absolu que toi : c’est peut-être ce que j’ai pressenti en toi au premier abord, et qui fait que nous soyons toujours ensemble. Pourtant, je refusais de le voir, et il a fallu ce week-end de la libération à Baden, pour que la boite de Pandora s’entrouvre ; maintenant, la soirée au Nouveau Madrigal a fini de me déciller les yeux. Il a fallu que je fasse ce voyage pour voir ce que j’essayais de fuir, et Forsoh avec sa fameuse loi, que je me refusai d’abord de considérer, me demandant même si dans son intention elle m’était destinée, ce à quoi, à première vue, je ne pouvais croire, puisqu’il ne me connaissait pas.


J’ai aussi l’impression de n’être pas parti bien loin ; je suis ici comme si j’étais là-bas. D’ailleurs, lors de notre second rancard, quand tu me demandas si mon arrivée en France avait été un choc, je t’avais répondu, t’en souviens-tu ? que j’avais le sentiment d’avoir toujours été ici ; c’est comme-ci j’étais juste descendu chez Debauve & Gallais pour te prendre tes pistoles préférées, et que j’étais allé traîner du côté du quai Malaquais un peu avant de rentrer, te sachant au calme à m’attendre. Tu trouves peut-être étonnante cette affirmation, hein ? Dis vrai que tu la trouves étonnante ! Pour moi, par contre, elle coule de source. Pourquoi ? Tu veux savoir pourquoi je le sais ? Alors je vais te dire pourquoi : c’est tout simplement parce que mon attention ne cherche qu’à capter les aspirations des gens. Voilà pourquoi. Maintenant, je comprends que cette manière bien à moi de porter mon regard sur les autres est dans le fond une attitude d’artiste ; un artiste sans art, me diras-tu ; je te répondrai que c’est peut-être cela vivre sa vie et non celle d’un autre, la loi de Forsoh, que je reprends ici à mon compte, puisqu’elle résonne si particulièrement en moi.


Plus tard dans la soirée, la voix du speaker annonça le début du spectacle tant attendu : une chorégraphie inspirée d’une danse des récoltes pratiquée dans le temps par les femmes des hauts plateaux de l’ouest. A les regarder sautiller sur l’estrade, y prendre appui pour ensuite s’envoler, je reconnus cette volubilité des corps, cette tension vers l’espace que j’avais deviné chez les jeunes cadres au bar de l’hôtel. Au beau milieu du spectacle, Forsoh me cria à l’oreille (sa voix émergeait à peine du tumulte polyphonique des trompettes à corne, des xylophones, des guitares électriques, des tambours d’aisselle et des castagnettes enfilées aux chevilles des danseuses) que c’est cela le Nouveau Madrigal, Monteverdi, l’Italie, la Renaissance : ne vit pas ta vie comme si tu vivais celle d’un autre.


Ton char des dieux


© Timba Bema, 2007

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