Littérature africaine, bourgeoisie et institutions littéraires

 

Un grand nombre d'auteurs africains ont éclos en France. Soit parce que publiés en France soit parce qu’y étant établis. Ce constat ne relève pas du seul désir des africains. C’est important de le souligner dès le départ. De facto, ce pays occupe une place centrale dans la production et la réception des œuvres africaines. Ceci est un constat froid et implacable. Seulement, cette réalité mérite qu’on s’y arrête un instant. Le regard ici ne doit pas être figé dans une posture contemplative, pareille à celle que l’on aurait devant un masque accroché à un mur, mais on doit lui tourner autour, le regarder de haut, de bas, devant, derrière, sur les côtés. Cette réalité doit être interrogée pour ce qu’elle représente, et cette analyse ne saurait se faire en éludant le rôle de la littérature dans la construction d’un imaginaire national, sinon territorial. La littérature comme la technologie est un moyen d’avoir prise sur un territoire. Je veux dire par là qu’elle n’a pas seulement pour finalité de procurer des émotions, mais aussi et surtout de conserver une trace, une époque, de prolonger ou de vivifier un imaginaire, bref, de donner à un territoire l’image la plus fidèle, sinon la plus intime, de lui-même, à partir de laquelle ses résidants pourront se définir et se projeter. De ce fait, la territorialité de la production littéraire et, disons-le aussi, de sa consommation, devient un sujet crucial à investiguer. En effet, la question de savoir en quel sens une littérature faite hors d’Afrique est africaine devient ici urgente à répondre. Nous partirons donc de cette formule de base qui est que la littérature africaine n’existe pas… encore. Oui, il faut bien le dire, elle n’existe pas encore. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas un corpus de textes, qu’il ne fait pas l’objet d’enseignements, etc., mais que les Africains ne maîtrisent pas encore les structures de production et de consommation de la littérature et au-delà, de la langue, qui est le cœur du problème. En effet, pour qu’une littérature existe, un territoire a besoin d’institutions littéraires telles que les prix, les éditeurs, les mécènes, les dictionnaires, les académies, les universités, les bourses, les médias, la bourgeoisie, et que sais-je encore. Or, force est de constater que ces institutions manquent cruellement en Afrique, et dans les quelques rares endroits où elles existent, elles connaissent un fonctionnement qu’on pourrait qualifier sans exagération de balbutiant. On peut donc se poser la question de savoir si ce n’est pas à cause de ce déficit que la production littéraire africaine se fait en France ou si ce n’est pas tout simplement la France qui en est la cause ? Parmi toutes ces institutions, une me semble capitale, à savoir la bourgeoise. En effet, la littérature, comme beaucoup d’autres activités artistiques, du moins en faisant une brève observation historique, connaît un essor considérable lorsque la bourgeoisie l’investit à travers le mécénat. Elle ne le fait certes pas juste pour les émotions que les écrits lui procurent, mais aussi pour la dimension symbolique que représente la littérature. Dans le cas de l’Afrique, le désintérêt de la bourgeoisie pour la littérature est flagrant. Or, nous postulons qu’une littérature n’est pas possible dans un territoire si elle n’est pas investie par celle-ci. Il y a donc fort à parier que les grands noms de la littérature africaine aujourd’hui ne seront certainement pas considérés comme tels par la bourgeoisie africaine, lorsqu’elle commencera à s’intéresser aux arts, et par ricochet à la littérature. Par prudence, je me contenterai de réitérer que la littérature africaine n’existe pas… encore.


En ce qui concerne le rapport que les auteurs africains entretiennent avec la langue française, qui continue d’être perçue comme une langue de domination, du fait même de la violence avec laquelle elle a été imposée, il est bien heureux de remarquer le ridicule de la position de quelques-uns qui, tout en bénéficiant d’un système, attaquent son vecteur essentiel qui est la langue. De la même manière, une dissidence dans la langue ne saurait être perçue uniquement comme l’adjonction de-ci de-là de mots ou d’expressions en langues africaines. Cette pratique n’est pas une critique systématique du français, mais une tentative de l’enrichir, en ce sens que l’artiste, pour s’exprimer, a besoin d’être au plus près de son objet, et bien souvent, la langue, telle qu’elle lui est donnée, ne lui permet pas le saisir dans sa complexité. Au-delà de cette remarque liminaire, la question de la langue française sera dépassée lorsque les Africains se l’approprieront au travers d’institutions littéraires qu’ils mettront sur pied. Pourquoi ne pas imaginer des académies du français en Afrique qui remodèleront cette langue selon les aspirations de ses locuteurs ? Car oui, il faut le dire, l’avenir de cette langue se jouera en Afrique. Il faut bien admettre que la centralité de Paris dans la production et la consommation littéraire en français est le résultat d’une volonté des pouvoirs publics français, qui y voient un rayonnement pour leur pays. Toutefois, il faut constater que cette langue, pour perdurer, a besoin de périphéries fortes. D’ailleurs, ce serait la preuve ultime de son dynamisme. En posant donc l’impératif de la création d’institutions littéraires en Afrique, il me semble que nous dépassons les querelles circulaires et improductives qui ne traduisent rien d’autres que notre propre impuissance et celle encore plus flagrante de nos états. De plus, la question de la réception s’en trouverait réglée, et il y a fort à parier que même les discours qui sous-tendent les œuvres, les problématiques, seront radicalement opposés de ceux auxquels nous sommes actuellement confrontés, non pas simplement à cause du passage inexorable du temps, mais des préoccupations nouvelles que cette bourgeoisie introduira dans le corps même des textes.


Enfin, au sujet de l’engagement il est très juste de remarquer qu’il a très longtemps été le seul prisme sous lequel les œuvres africaines ont été vulgarisées auprès du grand public, réduisant ainsi la profondeur des démarches de leurs auteurs. En ce sens, la revendication de liberté ne peut être que compréhensible et parfois même encouragée. Toutefois se pose la question suivante à laquelle on ne peut échapper : de quoi l’auteur africain doit-il se libérer ? De la prépondérance de la France dans la littérature africaine ou d’une opinion africaine informe et hétéroclite qui exigerait de ses auteurs une attitude combative à l’égard de cibles désignées ? La critique de l’engagement est nécessaire et je dirais même salutaire, mais encore faut-il qu’elle se montre pertinente, pour justement élargir la perception courante des œuvres africaines. En effet, l’engagement ne saurait être réductible à l’acte d’écrire. Même si écrire n’est pas un acte anodin. Il est d’abord et avant tout un geste personnel. Une interposition, en quelque sorte. Ce n’est pas parce qu’on nomme les choses qu’on les dévoile. L’écrit est engagé parce que celui qui le porte l’est. De plus, il surgit avec cette intention d’ôter le voile qui masque notre regard sur une réalité quelconque. Enfin, il se singularise par le fait qu’il démonte les structures sociales qui produisent cette réalité. Au-delà de la posture des auteurs, qui est critiquable, en ce sens que la distance entre l’homme et le créateur est toujours incommensurable, il nous paraît juste, même si cette catégorie est forcément réductrice, de marteler que l’engagement n’est pas une question d’écrit, mais de personne.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Monument de la laideur

« Pour qui j’écris vraiment ? » ou l’art de se poser la question

Cette histoire de la violence