La joie du père est-elle celle du fils ?

à T.M
La nouvelle était tombée des ondes. Un soir comme les autres, à ressasser des temps méconnus de la plupart des vivants. Mais après l’avoir entendue, n’y croyant pas d’abord et s’y faisant peu à peu, s’en accommodant comme des secousses d’un séisme dont la fulgurance s’éclaircie lentement à l’âpreté des sens, le père avait brandi son fils de cinq ans au ciel, comme si ce fut lui l’objet de cette joie viscérale qui transportait son cœur de vieillard dépassé par les ans, pour qui toute joie, aussi infime fusse t-elle, était occasion de célébrer la victoire mille fois renouvelée de la vie sur la mort. Les lumières du soir dansaient déjà à sa fenêtre, la douceur exceptionnelle de la journée s’apprêtait à déposer les armes, vaincue et amère, aux pieds des froides déesses de la nuit, et la casserole mitonnait le seul et unique repas de la journée, qu’il s’apprêtait à honorer avec en idée que cela était sa consolation, la consolation de l’homme brave et fier, malgré tout. A peine descendu des astres où la joie de son père l’avait installé pour les cuisses sèches mais rassurantes de ce dernier, le fils demanda : Père, pourquoi récompense t-on celui qui fait bien son métier ? Le Père savait son fils espiègle, mais au point de lui poser des colles, il ne l’aurait jamais imaginé. Aussi, une paralysie soudaine gagna l’étendue de son corps rompu, et peu à peu ses lèvres se mirent à remuer de façon perceptible sous l’œil sondeur de l’enfant, dont un bâillement de fatigue écarta les bras, sans pour autant infléchir son attention. Comment lui expliquer la joie juste, celle qui survient quand on a le sentiment que le bonheur d'autrui est tout à fait mérité ? Ses mots ne seraient-ils pas au-dessus des capacités de son fils, certes brillantes mais encore à fleur de raison ? A mesure qu’il se taraudait l’esprit à chercher une réponse simple et adéquate, en un mot, éclatante, une gêne inattendue rampait dans les sillons de son corps déchu. La chair de sa chair venait de le toucher au plus profond de sa chair, à cet endroit où seule une personne dans son secret pouvait s’hasarder à y planter son dard venimeux. Le vieillard soudain avait honte, non pas de sa joie, qui par-dessus toute considération contraire lui paraissait toujours légitime, mais de son incapacité à l’exprimer d’autre manière que par l’emportement, le geste vif ou convulsif, bref, dans un langage des mots ouvert à la compréhension de son enfant, dont les yeux étaient maintenant inquisiteurs, à la manière d’un prosélyte mormon sûr de la supériorité de sa nouvelle foi sur l’indigence d'un auditeur courtois, le déshabillait, presque. Alors, celui-ci prit fuite du côté du réchaud à gaz où des haricots rouges flatulaient, tristes, dans une sauce tomate épaissie avec de la poudre de crevettes séchées, signe qu’ils étaient fins cuits. A ses pieds était venu se coucher le fils, et n’eût été la casserole brûlante qu’il portait à table, il l’aurait volontiers repoussé vers la chaise au bord de la fenêtre, car à cette heure maudite du soir, cette heure où l’ambition du jour pénètre d’elle-même dans un tombeau de zinc, le père venait de haïr pour la première de sa vie le fruit tardif de ses entrailles et de ceux de sa défunte épouse, la bien aimée, la seule aimée, la marguerite de cinquante ans sa cadette qui avait remis un peu d’huile dans sa mécanique attaquée de partout par la rouille, et morte pitoyablement en couches. Ils mangeaient déjà lorsque la voix de la speakerine rappela les temps forts de l’actualité : aux états unis d’Amérique, Barack “Hussein” Obama effectue sa première visite à la Maison Blanche... les Tutsis du Kivu remportent une victoire décisive sur l’armée nationale congolaise et ses alliés Maï-Maï... en France, le prix Théophraste Renaudot a été attribué à l’écrivain guinéen Tierno Monenembo pour son roman Le Roi du Kahel... De nouveau, l’enfant allait déchirer le silence funeste où la honte du vieillard les avait brutalement condamné : Père, pourquoi récompense t-on celui qui fait bien son métier ? Entre deux cuillérées de haricots rouges, le vieillard passa sa main tremblante et décatie sur la joue fraîche et tendre de son fils qui, ému, se surprit en train de sourire.
© Timba Bema, Dix Novembre Deux Mille Huit.

Commentaires

Anonyme a dit…
Tjrs aussi créatif Timba :-)
L'anonymat est le rare privilège des sages... péripatéticiennes.
Anonyme a dit…
L'anonymat est surtout la réponse non aléatoire aux manip aléatoires d'un page...séri pathéticien.
Anonyme a dit…
Quelle frustration pour cet enfant qui ne sait toujours pas pourquoi on récompense celui qui fait bien son métier. Mais il faudra bien qu'il apprenne au fil du temps que bien faire les choses sont désormais considérées comme la base même de ce que l’on attend de chacun d’entre nous. La récompense reste la manifestation d’un fait hors du commun ou d’une action exceptionnelle et remarquable.
Et si l'anonyme du premier Janvier était le Père Noel, tant attendu par l'enfant devant le fourneau de son grand-père?
Anonyme a dit…
Bonne année cher Timba !

i mantra dit le sorcier...
Anonyme, ton cadeau de noël t'attend sous le sapin dressé par un vieillard nommé le vieillard. Tu le reconnaîtras à son étiquette : La graine

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