« Pour qui j’écris vraiment ? » ou l’art de se poser la question

Voici la question qu’un écrivain qui se dit africain et qui se plaint que les Africains ne le lisent pas devrait se poser : « pour qui j’écris vraiment ? » Comme vous savez, se poser des questions est un acte de courage vis-à-vis de soi-même, puisque cela nous donne l’occasion de renverser nos préjugés et nos idées préconçues. Il ne faut surtout pas chercher ici de réponse rapide, hâtive. Car, ce serait alors laisser entrer par la fenêtre les préjugés que l’on avait cru chasser par la porte.


Non, ce genre de questions doit rester le plus longtemps possible à l’état de question, elle doit infuser dans l’esprit. Je pense ici à la dégustation du vin. Je ne suis pas un grand connaisseur de vin, mais l’image du rituel de la dégustation est celle qui s’impose à mon esprit. On fait tournoyer le liquide dans le verre à pied, on le porte à son nez, on trempe la langue, on aspire une gorgée que l’on fait circuler dans la bouche, de manière à être submergé par ses tanins. Puis, on avale. Ce rituel vise en quelque sorte à trouver la vérité du vin, ce qu’il cache en lui, son caractère. J’ai toujours tendance à penser que cette vérité n’est pas totalement objective. On trouvera peut-être des notes de fruits, de champignons ou de noix. Mais, le plus important est ce que le vin révèle au buveur sur lui-même. Il faut donc laisser la question le plus longtemps à l’état de question, la tourner dans tous les sens, la goûter, la couper, la diluer, pour que progressivement elle découvre son cœur nu.




Par ailleurs, une question bien posée appelle d’autres questions, plus précises, plus incisives. Ici, je pense à un boucher. Devant une carcasse de viande, il va donner des coups grossiers à la hachette, pour libérer par exemple la jambe du tronc. Il va scier, pourfendre la chair de son hachoir. Puis, il va se saisir d’une pièce assez volumineuse et, avec un couteau, dégager des morceaux de choix. Celui qui s’interroge est comme un boucher. Les questions secondaires, qui sont dérivées de la question initiale, sont celles grâce auxquelles il va accéder aux morceaux de choix, et à la possibilité d’entrevoir une réponse. Ici, les questions secondaires sont de deux ordres : individuelles et collectives. On peut en effet se demander pourquoi collectives, puisque c’est un « Je » qui s’interroge sur sa pratique de l’écrit. Toutefois, l’exclure serait commettre une erreur de taille. Puisque « Je » suppose un « Tu » et donc l’espace d’un « Nous » d’où il se détache pour s’affirmer.


Les questions individuelles seraient : « de quoi parle mes écrits ? », « quel est le point de vue véhiculé par mes écrits ? », « quel est le langage employé dans mes écrits ? » Il s’agit ici d’interroger la manière dont on conçoit et fabrique ses textes. Les questions collectives ont plutôt trait à l’espace du « Nous », qui est cet espace à partir duquel « Je » questionne et affirme sa singularité. Cet espace du « Nous » est celui de la société, et donc des institutions qui la charpentent, lui donnent un visage, une identité. Il ouvre une perspective intéressante, à savoir que la production du sens par l’écrit n’est pas d’abord une activité individuelle. C’est plutôt la société qui, dans sa quête de sens, de loisir, va façonner des canaux qui vont l’irriguer de sens, de loisir. Les questions collectives pourraient être : « quelles sont les institutions littéraires qui valident les écrits et les font circuler ? », « comment les textes sont-ils validés et mis en circulation ? », « les institutions littéraires du pays qui me concerne sont-elles impliquées dans la validation et la circulation de mes écrits ? », « comment se fait-il que mes textes n’arrivent pas aux mains de ceux à qui je les destine ? » Avec cet ensemble de questions, on peut véritablement commencer à penser et entrevoir des réponses à la question initiale.


Cette étape est cruciale. Il est important ici d’être systématique, rigoureux, pour ne pas se laisser ensevelir par la masse de questions soulevées. La conséquence est le découragement et l’abandon. On peut penser ici à un alpiniste qui vient d’escalader un pic de 1000 m et se trouve tout de suite confronté à un autre de 3000 m. Ou alors à un cycliste ou à un coureur à pied qui, à mi-parcours, doit successivement gravir deux pentes abruptes. Pour éviter le découragement, le renoncement, il faut donc être systématique comme une secrétaire, qui à sa manière est une experte dans l’art du classement et de la restitution. Je veux dire par là qu’elle sait conserver dans un certain ordre une grande masse d’information et la restituer rapidement dans les formes exigées.


Pour terminer, il faut garder en vue qu’une pensée pertinente est toujours généreuse, mais très exigeante. Pour ma part, j’ai mené ce processus à son terme et j’ai trouvé la réponse à la question : « pour qui j’écris vraiment ? » À partir de celle-ci, j’ai construit une approche, ou ce que d’autres appelleraient une stratégie. Je ne vais pas ici donner de précision sur ma réponse. Peut-être que certains lecteurs ou lectrices l’ont déjà devinée. Je ne vais pas la donner parce que le but de cet article est de partager la méthode plutôt que le résultat, et surtout d’encourager le plus d’écrivains possibles à entrer dans ce questionnement sinon à le poursuivre.

 

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