La loi de Forsoh (1/5)


Douala, vingt-huit juillet

Marguerite, ma chérie

Il est une heure seize et des poussières à l’horloge de chevet : le temps ici. Sans doute une heure de plus à Paris : le temps entre nous. Te rends-tu compte ? rien qu’une heure de décalage, malgré cette forêt et ce désert et cette mer, comme autant d’abysses insondables creusés parmi nous ; une heure de décalage, et je te suppose loin, très loin déjà, noyée dans un sommeil paisible, tout à mon opposé. En même temps, je m’imagine, j’imagine que je veille sur ta paix, comme presque tous les soirs, lorsque l’heure est venue d’éteindre ma lampe ; parfois, il t’arrive de tressaillir au contact de mes lèvres sur ton cou, et de balbutier quelques paroles confuses, puis de te rendormir, sereine. Ici, c’est le Parfait Garden, l’hôtel en plein cœur de ville où je suis descendu ; ma chambre avec balcon est au dernier étage, tout près des nuages ; le panorama, déjà saisissant depuis l’angle du hublot, quand nous traversâmes la mangrove irradiée par le dernier soleil du jour, est encore plus magnifique, vu de la porte-fenêtre ; à mes pieds, le Boulevard de la Liberté et ses conocarpes aux troncs chaulés à demi-hauteur, ainsi que ses rares lampadaires cra- chant leur ambre sur la nuit tiède et sans étoiles ; au loin, le bal multicolore des cargos accostés au port, pareils à un banc de lucioles suspendues à jamais dans les airs ; enfin, en arrière-plan, une bande sombre étirée en lon- gueur, infinie, que je devine être, la porte d’entrée en mer.


Déjà dans l’avion, j’ai ébauché cette première lettre, conviant mes pensées au hasard des mots, avant de les transcrire et de les détailler sur ces feuillets que tu tiens dans tes mains, allongée, je te vois d’ici, cerclée de nos coussins d’aspect daim, dans le divan en ébène de Mang- kasar que tu affectionnes tant ; Alcibiade, notre chat persan, te rode tout autour, comme à son habitude. Je venais à peine de me réveiller d’une courte sieste, suite au déjeuner, lorsque l’une des hôtesses, de sa voix sibylline, peut-être parce qu’un tantinet enrouée, annonça que nous venions de traverser le Sahara ; l’envie de t’écrire m’assaillit soudain, et je tirai de mon bagage à main le calepin en cuir rouge, celui que tu m’as offert pour le nouvel an, mais que je n’utilise presque pas. Après l’extinction de sa voix, je me suis dis : mon vieux, c’est l’occasion ou jamais de le noircir.


A la sortie d’avion, le premier malaise qui m’habita fut celui de l’effet de la chaleur am- biante sur mon corps dés-habitué, une sorte de chaleur humide qui me suggéra aussitôt l’idée d’être à proximité d’une bouilloire fumant à pleine vapeur, mais cette dernière se dissipa très vite après une bonne coulée de sueur ; par ailleurs, j’oubliai aussi ce malaise lorsque, ma valise récupérée sur le tapis de réception, je vis des familles venues nombreuses, prendre dans une étreinte enthousiaste et joviale les leurs rentrés de voyage. J’eus alors un petit pince- ment au cœur, et pour tout t’écrire, le regret que personne ne soit venu m’attendre, me resta un certain temps en travers de la gorge ; cepen- dant, j’oubliai tout cela sur le parvis lorsqu’un taximan, beaucoup plus vif que ses confrères, eux aussi en alerte, m’arracha des mains ma valise à roulettes pour la porter dans la malle arrière de sa voiture, jaune comme les taxis de New York ; il m’ouvrit ensuite la portière à la hâte, sous les huées des autres taximen, et, une fois installé, il me dit, avec une pointe d’hu- mour et de dérision dans la voix : bienvenue au far ouest ! Le trajet en autoroute fut plutôt agréable. Malgré le reflux de la fatigue du vol sur mes paupières, je pus quand même fixer en mémoire quelques détails d’objets, tel un amas de carrosseries tressées entre elles, ou un pan- neau publicitaire lessivé par la pluie, qui sem- blaient comme naturels dans les paysages, déjà insolites, que nous traversions pourtant à vive allure ; à la fin, ce sentiment entraînant d’aller à travers le temps fut altéré à notre entrée dans la ville, à cause des cratères miniatures qui jonchaient le bitume, entraînant le véhicule dans une série de bonds, qui me jetèrent hors de la rêverie où peu à peu je m’abandonnais, les paupières mi-closes, enfoncé dans la banquette arrière, recouverte d’une fausse fourrure de léopard.


Tu sais, ma chérie, que je t’ai quittée à grand-peine. Te voir pleurer sur ma poitrine, dans la salle d’embarquement à Roissy, m’avait fendu le cœur ; et pourtant je te disais de te calmer, que je partais juste pour cinq jours quatre nuits. Tu ne devais pas me croire, puisque, tu voulus savoir si je te reviendrai. Quelle idée de penser que je pouvais te quitter ainsi, comme un vulgaire bourreau des cœurs ! Pour tout t’écrire, je n’arrivais plus à respirer dans Paris, et pourtant tu sais bien que j’aime Paris, l’autre ville, en plus de Roma, bien sûr, où chaque lieu me parle d’une voix toute autre, comme notre petit appartement de la Rue des Saints-pères, dont nous nous plaisons à alterner l’ameu- blement avec la succession des saisons : le mobilier art déco, héritage de ta grand’tante Esther, pour l’hiver ; et le style sahélien, par lequel nous avons séduit lors de notre voyage à Tombouctou, pour l’été. Ainsi, ma chérie, il fallait que je parte. Vingt années sans voir ma terre, cela m’était devenu insupportable. Et dire que je reportais toujours à plus tard ce voyage, ces vacances sans pareil, vite devenues dans mon esprit, ni plus ni moins qu’une éventualité, une simple éventualité que je me plaisais sans doute à ne contempler que comme telle, te disant, me disant par ricochet, que je porte mon pays dans l’âme, que par nécessité, je le connaissais de fond en comble, que je n’y ai plus rien à découvrir, ni personne de proche à fréquenter, depuis que Maman vit à Missis- sauga chez mon frère Arbogast, sinon peut-être quelques rares personnes dont la compagnie a jadis peuplé mon enfance, ou mieux, les souvenirs que je garde de mon enfance. Il fallait que je parte, ma chérie, pour ces vacances sans pareil. Cependant, je regrette de n’avoir pas su te l’expliquer en toute simplicité, afin que tu comprennes, à défaut de me comprendre. Ce n’est que bien plus tard, à l’annonce de la fin de notre traversée du désert par l’hôtesse de l’air, quand je me suis rendu à l’évidence que nous étions séparés par la Méditerranée et le Sahara, la reine des mers et le roi des déserts, que j’ai réalisé combien j’avais été peu délicat avec toi, par maladresse ; c’est peut-être aussi le résultat de cette sale habitude que j’ai de ne pas savoir terminer mes phrases.


Maintenant que tout est à peu près clair dans ma tête, je peux t’écrire comment m’est arrivé ce désir aussi fort que pressent de partir. Tu te souviens, pour le week-end de la fête de la libération, nous avions décidé sur un coup de tête de partir en voiture pour Baden, dans le golfe du Morbihan. J’avais envie de revoir la plage où j’allais souvent pique-niquer avec mes copains de faculté, lorsque j’étais aux études ; un coup de tête, à vrai dire, comme celui qui me prit de prolonger notre course jusqu’aux côtes sauvages de Quiberon. Pourtant, tu sais que je ne suis pas porté à la nostalgie, ce senti- ment vain de regretter des choses passées, com- me si rien de meilleur n’est à venir, ne peut surgir de la monotonie des jours ; un sentiment de lâche, je te dis souvent ; et toi, tu plonges alors tes yeux pistache dans les miens, sans un mot, juste ton petit sourire en coin, ton sourire bête et médusé que j’aime tant. Ma chérie, il me semble que c’est là où tout s’est précipité. Enfin ! pas précipité, mais où j’ai eu ce senti- ment de vide. Remarque ! j’ai écrit vide, pas absence. Bien sûr que tu es quelque part là dans mon cerveau ; ne va surtout pas croire qu’au bout de sept ans à peine de vie commune, je m’ennuie déjà de toi. Non ! ce vide que j’ai ressenti était d’une toute autre nature : la conjonction de plusieurs évènements. D’une part ces falaises, comme déchiquetées à la scie du tonnerre, et le remous impétueux des vagues. Comment ne pas se sentir troublé lorsqu’on est face à cette brutalité de la nature ? Comment pouvais-je me refuser à l’étreinte de ces sensations brutes, alors que tu étais là, à mes côtés. Je nous y vois encore, serrés l’un à l’autre ; tes cheveux blonds, sentant l’extrait de fleur d’oranger de ton shampoing, me chatouillaient la nuque ; le vent frappait contre nos fronts, contre nos corps tout tremblotants de bonheur. Oui, ma chérie ! Là, j’ai ressenti le premier élément de ce qui constitua plus tard ce vide. D’autre part, te souviens-tu de ce livre que tu m’avais donné à lire ? Monsignor Quichotte de Graham Greene, si mes souvenirs sont exacts, me disant : tu dois lire ça, mon char des dieux. C’est ainsi que tu me surnommes depuis le jour où je t’ai révélé cette désignation poétique de la plus haute montagne de ma terre. Et moi de refuser : diable, que je déteste la fiction ! Et toi d’insister : je ne te dirai rien du contenu pour ne pas fausser ton jugement, mais tu dois le faire. A la fin, je t’ai suivi ma chérie, j’ai suivi ton ordre serein, et j’ai été ébloui par cette phrase qui m’est restée à l’esprit, revenant à ma conscience de manière récurrente : à ces tres- saillements on reconnaît l’amour. T’en souviens-tu ? je l’avais copiée avec un bâton de rouge à lèvres sur le miroir de ta coiffeuse, cette phrase qui me trotta à l’esprit durant tout le trajet !
Voici donc à peu près ce qui m’est arrivé : lorsque nous étions perchés sur la falaise, serrés l’un contre l’autre, le vent de face, cette phrase me revint à l’esprit, plus comme une simple répétition dans la si simple mécanique mentale, mais avec tout le poids du vide, une manière de tressaillement que je ne pouvais tirer nulle part ailleurs que dans la terre où j’ai fait mes premiers pas dans ce monde. Voilà. Et je m’en veux de ne pas avoir su te l’expliquer à temps, mais j’espère que tu me comprendras, comme tu as toujours su me comprendre. Surtout, ne vois pas dans ma démarche un attrait pour la nostalgie, ni une quête vulgaire de la mémoire, d’un passé, ou de mon histoire, mais rien que la volonté de sentir le sein de cette terre, ma terre, devenue tout à coup à mes yeux une terra incognita, lorsque, à l’aéroport, je passai le contrôle de la douane.


En ce moment je te vois frétiller de curiosité ; tu veux savoir comment je vais occuper mon temps ; tu te redresses même, le dos appuyé contre la tête du divan, et l’odeur de l’ébène porte ton imagination de ce côté-ci du monde. Toutefois, je dois consentir que c’est une matière à laquelle j’ai à peine osé penser, avant de me mettre à t’écrire ; tu connais ma phobie de la planification, des loisirs de masse ; d’une certaine façon, il me semble pourtant avoir voulu éluder la question, par souci de ne pas me retrouver sans solution, et de douter par la suite des mobiles de mon voyage. Par contre, je peux déjà te confirmer que je n’irai pas visiter de lieux dits touristiques ; d’ailleurs il n’y a que la nature à voir ici, ou alors, si tu veux, aménagée exprès pour les touristes ou pour la sainte et noble cause de la préservation des espèces. Tout cela sent le surfait et le manque d’histoire, les lieux sans empreinte digitale, sans rature du temps et sans fonds merdiques, pour ne pas écrire sans vie. Moi, j’irai à la rencontre de la vie, la vie telle qu’elle se vit ici, dans ses formes et ses éclats ; ce sera une certaine façon de palper le pouls de cette terra incognita, de me fondre dans cette masse grouillante et transpirante, tout en gardant une certain distance, la petite distance qu’il faut pour sentir les choses et les êtres tels qu’ils se révèleront à moi, tout à l’heure, dans la couleur diaphane du jour ; en somme, je veux sentir l’empreinte humaine dans les objets que je verrai, et, en même temps, retrouver dans ces objets les personnes que je rencontrerai. Tu penses peut-être : mon chéri, qu’est-ce qu’il est fou ? Peut-être même que tu m’approuves sans comprendre. En tous cas, ma chérie, c’est ainsi que je veux vivre ces vacances.


Maintenant, tu sais tout de ma démarche. Comme je te l’ai dit à Roissy, je ne te téléphonerai pas ; cependant, je confirme ma promesse de t’écrire tous les jours. Je dois même t’avouer qu’écrire au lieu de téléphoner me permet d’ancrer, peut-être à jamais, la foule des choses vécues dans ma mémoire ; c’est un moyen bien trouvé de se soustraire de l’inutile, de ne pas s’engouffrer dans le superflu de la conversation, ne penses-tu pas ? En outre, ma chérie, je ne t’enverrai pas non plus de cartes postales ni tout le bazar du même genre ; par contre, je ferai plein de photographies. De quoi ? je n’en sais rien encore, mais toujours est-il que j’en ferai. D’ailleurs, j’ai l’impression de ne pas avoir pris assez de pellicule...

Ton char des dieux


©Timba Bema, 2007


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