La loi de Forsoh (4/5)

Douala, trente-un juillet

Marguerite, ma chérie

Il est à peu près minuit. J’ai déjà rangé ma valise. Mon vol est prévu pour demain midi, ce qui signifie que je devrais être à dix heures à l’aéroport ; Forsoh s’est occupé de me réserver un taxi-course, beaucoup plus sûr, selon ses dires. D’ailleurs il a été avec moi toute la journée : c’était son jour de repos. Nous nous rendîmes d’abord à l’agence de voyage, au plateau Joss, afin de confirmer ma réservation, puis il me proposa le farniente dans un parc à quelques pas de là, en attendant son rendez-vous, prévu à midi, avec son ami animateur de radio. Je le suivis donc sans me faire prier, et nous nous installâmes dans un banc en fer forgé, au milieu d’arbres à fleurs laiteuses, dont le parfum subtil et doux plut aussitôt à mes narines. D’un geste rond du bras, il voulut me présenter les monuments alentour, mais mon regard sombre l’en dissuada ; je préférais plutôt demeurer là, à causer de la pluie et du beau temps, tout en observant les passants qui nous traversaient d’un pas décidé, tendus vers je ne sais trop quoi, sans doute une occupation qui ne se suffisait pas de distraction. Comme pour retenir la fuite en avant de ce peuple d’ombres, je prenais des clichés à la volée. Près de la clôture du parc, j’aperçus, au hasard d’un regard, des jeunes garçons qui lavaient des voitures, en majorité des taxis, et m’excusai auprès de Forsoh pour aller à leur rencontre. Le contact s’établit facilement, bien que leur premier réflexe fut de s’ameuter autour de mon Leica, puis de m’assaillir, à son sujet, d’une somme astronomique de questions qui, il faut l’écrire, m’amusaient bien ; notre joyeuse rencontre fut cependant interrompue, parce qu’ils devaient reprendre le travail. Seul Jah Veluyen, l’un d’eux, sans client à cet instant, resta en ma compagnie. Il était un peu timide, mais une lueur que j’aurais de la peine à définir, déchirait l’innocence de ses pupilles brunes. Je lui proposai donc de prendre une photo ensemble. Il acquiesça sans sourciller et appela un de ses collègues pour nous photographier. Je l’en remerciai, bafouillant qu’il est courageux, et, devant ce caractère serein, presque inébranlable, j’osai lui demander quel est son rêve ? Il fronça, signe qu’il ne comprenait pas ma question. Je me ravisai alors : qu’est-ce que tu as envie de faire quand tu seras grand ? Là, il sourit, me regardant dans les yeux, puis leva la tête et pointa du doigt le soleil, qui émergeait à peine du faîte d’un building. Tu vois ça ? dit-il. Oui ! C’est le soleil, fis-je avec surprise. J’ai envie de l’adoucir, comme on le fait de la flamme d’une lampe à pétrole, en baissant la hauteur de la mèche. Je souris alors à ce drôle de rêve, ce rêve d’un môme de quatorze, dénommé Jah Veluyen, qui veut être le premier homme à réguler les flots du soleil. Peu après, Forsoh surgit derrière moi : l’heure de son rendez-vous était proche. Alors que nous traversions la statue de bronze d’un poilu, montée sur un socle de béton et entourée d’un bassin aux jets à l’agonie, un homme regarda avec insistance mon appareil photo, pourtant dans sa fourre, et m’interpella en s’ouvrant d’un large sourire : ça, c’est un Leica ! modèle pour connaisseurs. Je lui répondis d’un signe amical, puis il se présenta à nous : Frédéric Gadmer. Mais vous pouvez m’appeler Fred. Il était dans le pays depuis six mois, pour ses travaux de photographie sur le thème Misère et joie de vivre ; il a bourlingué du nord au sud, accroché à son idée fixe, comme un gamin à la ficelle d’un cerf-volant. A la veille du terme de son périple, il se devait encore de faire un tour du côté de la pointe Suellaba, à la recherche des vestiges de la guerre de quatorze dix-huit. Ensuite, il remonterait en Algérie, après une brève halte chez sa mère, dans les Ardennes, puis s’engouffrerait dans les méandres de l’Asie : en effet, il envisage de voyager en Iran, en Syrie et en Afghanistan. J’étais chagriné par cette masse de volon- té aveugle ; aussi, je me limitai à lui dire que ma dernière pellicule était à bout. Il me rétorqua alors qu’il avait été dans la même situation, mais qu’on lui avait conseillé de se rendre chez Photo Georges, dont il chercha l’adresse dans sa sacoche, mais Forsoh l’interrompit brusquement, sous le prétexte qu’il connaît bien l’endroit, situé dans la rue adjacente à celle de l’hôtel, puis il me fit un clin d’œil, me rappelant l’approche de son rendez-vous.

La rencontre avec l’ami de Forsoh s’avéra fort peu intéressante. Je décidai donc de l’écourter afin de me rendre chez Photo Georges, plus par curiosité qu’autre chose, puisque, en cours de route, je m’étais rendu compte que je pouvais trouver de la pellicule de bonne qualité dans les quelques magasins spécialisés du plateau Joss ; je venais aussi de constater que j’avais fait très peu de plan de masse, ne privilégiant que des personnes seules ou en nombre restreint. Pour pallier à cette insuffisance, je pensai spontanément à un marché, où je me proposais de shooter dans la foule, en plus de quelques plans serrés sur des objets usuels, tels les cabas et les portefeuilles ; mon plan fut ainsi délimité pendant que le chauffeur de taxi nous saoulait de faits divers. Nous arrivâmes chez Photo Georges après avoir quelque peu traîné dans les embouteillages. Le portail, grand ouvert, donne sur une vaste cour au sable chamois, piquée de deux ou trois manguiers centenaires, au feuillage vert et terreux. Une bâtisse à compartiments, dont le premier accueille une enseigne modeste, surprend le regard une fois la barrière franchie. Nous ne trouvâmes pas l’entrée du studio tout de suite, et dûmes contourner la façade avant de tomber sur une porte rembourrée à double battants, revêtue de moleskine couleur grenat, qui s’ouvrait sur une salle toute en volume, bardée d’objectifs, de trépieds, de spots, et aux murs couverts de papier peint, aux motifs imitant les nuages avant l’orage. Comme il n’y avait personne, Forsoh appela à plusieurs reprises. Enfin, un homme surgit de derrière un rideau épais. C’est vous Georges ? lui demandai-je de but en blanc. Non, me fit-il, je suis son fils, j’ai repris l’affaire. Je trouvai cela admirable, tout en lui faisant part de ma démarche. Il secoua la tête, l’air pensif, puis m’invita à le suivre dans l’arrière-salle. Nous longeâmes un long couloir donnant sur une autre pièce, moins grande celle-là. Aux murs, étaient accrochés des cadres plongés dans une pénombre sinistre, causée par la proximité du mur mitoyen d’avec la fenêtre. Voici notre musée privé, fit-il d’un geste généreux de la main. Quatre-vingt ans, l’histoire de cette ville, poursuivit-il avec modestie. Tout y était. Tout. Aussi, j’ai ressenti l’âme de la ville dans ce lieu. Comme je ne pouvais les regarder une à une, je les passai donc en revue, m’émerveillant devant des portraits à l’expressivité vermeerienne, des plans de masse dans un stade de football, et plus surprenant encore, des photos de famille. J’osai alors lui demander si je pouvais prendre un cliché de la salle ; je comptais couper le flash, question de jouer avec la pénombre, au fond de quoi on apercevrait les cadres. Il me répondit que c’est une bonne idée, puis me laissa faire. Peu après, j’achetai trois pellicules, et il nous raccompagna jusqu’au portail. Là, il me fit promettre, en me déposant une carte de visite dans la main, de lui envoyer un tirage de mon cliché, pour l’ajouter à sa collection, m’avouant par la même occasion qu’il n’y avait jamais pensé.

Je fus soudain triste d’avoir quitté ce lieu ; ma gorge était envahie par une humeur glacée, or mes yeux brillaient. C’est Forsoh qui me le fit remarquer, lorsqu’il me demanda si tout allait bien. Je lui répondis à l’emporte pièce, que j’étais encore sous le coup de l’émotion, suscitée par cette accumulation d’images. A cet instant, ma chérie, je me suis demandé ce que ces traces voulaient me dire, apeuré à l’idée que ma terra incognita soit à jamais fermée à ma curiosité. Faudrait-il que je restreigne encore plus mon regard ? Je te laisse y répondre car, je suis dépassé.

Ton char des dieux

© Timba Bema, 2007


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