Le petit train rouge (1/2)


En gare de Bruxelles, Karl Van der Merghen venait de s’installer dans le siège 77B du rapide de 12H06 pour Oostende.

(…) je n’ai jamais cru aux diseuses de bonne aventure et encore moins aux beaux parleurs, mais je dois me résoudre à accepter que ça m’est tombé dessus au bon moment, entendons par là celui où je m’y attendais le moins, puisque je ne faisais que marcher dans la rue, au sortir de mon dixième entretien d’embauche du mois, pour un poste d'opérateur funéraire dans une compagnie de pompes funèbres, il va sans dire, où j’avais envoyé mon dossier sous la menace d'être exclu pour de bon du droit au chômage, par la dame de l'Office qui me l'avait assené avec un sourire satisfait de lui-même, un peu comme celui de cette autre qui venait en face de moi, le tailleur strict et les cheveux au vent, à l'avenue des Arts, où je marchais au calme à l’ombre des buildings aux vitres tein- tées, ma mallette tenue avec légèreté, le noeud de ma cravate détaché à cause de la honte que son regard suscitait en moi, quand, soudain, l'autre greluche, la diseuse de bonnes aventures, la tzigane belle paroleuse, déboula devant moi dans une longue jupe à volants surmontée d’un tablier à broderies démodées, un foulard blanc noué à hauteur des ses épais sourcils, et elle me foudroya de ses yeux pleins de malice, ses yeux aux pourtours noircis à la poudre de charbon, comme si d'abord elle voulait m'hypnotiser avant de mettre à exécution son forfait, car il est de notoriété publique que les tziganes sont dotés de pouvoirs magiques, dont ils se servent justement pour dépouiller les malheureuses victimes de leur charme, au rang desquelles je me voyais inexorablement aligné, conscient des faiblesses de mon coeur, malade d'un désir cen- tuplé par la pauvreté et l'ennui, mais au lieu d'en profiter pour me dépouiller la bonne fem- me me tomba dans les bras et se mit à prophé- tiser, oui, elle prophétisait, elle racontait ma vie en latitude et en longitude, et moi, les yeux écarquillés de surprise, le pas tâtonnant à la manière d'un aveugle dépourvu de sa canne, je cherchais du secours parmi la meute silen- cieuse de faiseurs de chiffres, dont les yeux obliques semblaient se fuir l'un l'autre et les déportaient vers on ne sait quel enfer à ciel ouvert, et dans leur attitude froide et névrosée je compris de suite le sens du mot "fatalité", je touchai du doigt les limites extrêmes de ma propre volonté, je me livrai pieds et poings liés à la belle paroleuse au sourire tour à tour narquois et enjôleur, qui me tira brusquement dans le vestibule d’un building à proximité, entre les murs duquel elle prononça de ses lèvres décaties mon nom, mon prénom, ma date de naissance, bref, tout le détail de mon sinistre état civil, ensuite de quoi elle parla d'un train en partance pour Oostende, dans lequel m’attendait la plus grande merveille du monde, que je reconnaîtrais sans difficulté à sa couleur, rouge (...)


A l'approche de la gare de Ghent, Karl Van der Merghen lut l'heure sur l'horloge de la tour couleur brique de terre rouge, et il eut la nausée à la en vue du quai, délavé et moisi.


(…) je me tassai contre la fenêtre glaciale, tandis qu'une colonie de touristes allemands fendait le couloir dans un piaillement infernal, et me redressai lorsque je fus foudroyé par des yeux d’un vert timide, qui se baissaient une seconde sur un calepin au cuir rouge, pour me revenir droit derrière avec un éclat dont j'igno- rais la raison profonde, mais que m'importait alors puisqu'elle était belle, très belle dans son paletot de velours rouge, très belle avec ses cheveux auburn, coulants et lisses, très belle avec ses traits qui n'avaient jamais été trompés par du fard ou du mascara, très belle avec ses lèvres gonflées comme les chairs confondues de deux fraises mûres, et ses joues roses qu’elle tendit lascivement aux miennes, et ses seins plantureux offerts à ma convoitise sur un plateau d'argent, bref, elle était si belle que je cachai mon hébétude derrière un sourire rond de circonstance, lui proposant de s'installer dans le siège en face, or, il lui était pénible de se tenir là, elle avait le sentiment d'être devant un juge, donc elle se versa dans celui à côté, rangea le cuir dans son sac à main, croisa et décroisa ses mains, les frotta l’une à l’autre et, parant au plus pressé, elle se défendit d'être une femme de mauvaise vie, mais simplement une femme qui voulait vivre en bonne intelligence avec chacun de ses nombreux démons, dont celui qui la poussait à faire ça dans les toilettes d'un train en marche avec un inconnu rencontré la veille au soir sur Internet, oui, vous avez bien lu, je me trouvais côte à côte avec une incendiée du clitoris, j'étais furieux contre moi-même, parce que j'avais fait la bêtise de suivre la prophétie de cette maudite tzigane, qui avait dû rire de ma crédulité lorsque je lui avais tourné le dos, mais je retins juste à temps les chevaux impétueux de ma colère, je fourrai ma main dans la sienne pour qu'elle comprît que nous étions sur la même longueur d'ondes, et quand elle se détendit je me proposai d'aller chercher quelque chose à boire avant d'entrer dans le vif du sujet, et sans l'ombre d'un regret dans le coeur, je fuyais cette promesse rouge en chaleur (…)

En traversant Landegem deux arcs d’acier étaient tendus sur la Dérivation de la Lys Puante, la nature alentour était toute de vert et de gris.

(…) je traversais un wagon désert quand la porte coulissa devant la contrôleuse, une femme dans la quarantaine heureuse, elle portait un fez rouge d'où suintaient ses cheveux courts et gras, son cou était très pâle, et ses mains, étrangement vertes, dédaignèrent mon ticket pour soupeser mes attributs, et tout de suite elle m'invita, avec le sourire en plus, à venir examiner les siens dans sa cabine, sa belle petite cabine avec plein de boutons dedans, et moi, raide comme le bâton d'un pèlerin je ne savais comment me défiler, je transpirais sous ma veste, ma bouche tremblait perceptible- ment, on aurait dit une pomme secouée de mille frissons au passage du vent, et lorsque la contrôleuse voulut la broyer de ses belles dents jaunes, la porte coulissa derrière nous (…)


© Timba Bema, Juin 2007

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