Le petit train rouge (2/2)

Près d’Oostkamp un champ de froment s'étalait, des roselins cramoisis voltigeaient parmi les épis dorés et les pales des éoliennes.

(…) je m’installai au pif dans un wagon de première, en face d'un monsieur, qui portait sur ses jambes un bichon maltais au poil neige de l’Edelweiss et à la petite langue rose, qu’il tirait avec une expression dont chaque ligne de mon visage singeait le martyre, et alors que je cherchais un moyen courtois d’en avertir son maître, j’allais surprendre la main de ce dernier à lui astiquer le fourreau, son beau fourreau neige de l’Edelweiss, hors duquel pendouillait une ficelle de chair rouge (…)

Deux minutes d’arrêt à Brugge, annonça la ravissante voix de la contrôleuse, dont le message pourtant banal semblait en cacher un autre, celui-là destiné à la personne même de Karl Van der Merghen.

(...) je courus à la toilette rincer la cendre du vice sur mon visage, j’en ressortis avec un goût de savon sur la langue, et la certitude que seule la fatalité des fatalités conduisait ce train vers Oostende, la ville de ma naissance, là où les auteurs de celle-ci vivaient encore, dans leur minuscule appartement de la Wellingtonstraat, que j'avais quitté l’année de mes quinze ans car, d’une part, je ne supportais plus les jeux malsains de mes auteurs, et de l’autre, je venais d’être converti à la religion de l’amour charnel, par une fille qui m’aurait suivi jusqu’au bout du monde (…)

A la gare d’Oostende, Karl Van der Merghen courut s'asseoir dans le banc que venait de libérer une dame en cape de mohair et jolies bottines rouges.

(…) cette prophétie ressemblait de plus en plus à une ruse tressée par des mains habiles, pour me jeter aux pieds de mes auteurs dont je retournais dans ma tête les tombes anciennes, couvertes de mousses et de lichens, afin de m’assurer qu’il n’en restait pas moins que des ossements, lorsqu’un petit train rouge vint s’abîmer contre ma chaussure, une main d’en- fant s’inviter sur mon genou, pendant que l’autre ramassait le petit train rouge, me le plantait dans les mains, sans un mot, mais avec un sourire à vous briser la glace autour du cœur, un sourire à vous éclairer les lignes du visage, oui, je pris ce bel enfant sur mes genoux, il me semblait heureux ainsi, quand une femme déboula de nulle part, la mère, je supposai à son affolement, à sa surprise, à l’éclair qui traversa tout à coup ses yeux bruns, oui, je n’en revenais pas moi non plus, mes cuisses tremblaient devant Jutke Van Bruynoo- ghen, l’amour de mes quinze ans, celle qui me fit découvrir la caresse, oui, Jutke se tenait devant moi, balbutiante, indécise, gauche, tout le contraire de celle qui m’avait suivi à Bruxelles, qui avait mélangé son vinaigre au mien, et qui, seize mois jour pour jour avant ces improbables retrouvailles, m’annonçait que nos routes devaient être séparées par la volonté, car l’enfant à naître ne pouvait rien espérer d’un père comme moi, oui, elle devait retourner auprès de sa mère à Oostende, où elle prendrait le premier emploi venu pour élever son enfant, disait-elle, son enfant, dont je devais écrire nom et prénom dans mon livre des morts, car à ses yeux j’étais un contempteur de la vie, à laquelle je préférais la compagnie des morts (…)
© Timba Bema, Juin 2007

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