Lettres d'un jeune prisonnier à la Mousson (Troisième et dernier extrait)

Prison centrale de douala, cellule n°7,
01 juillet…



Mousson,


[1] Désolé pour mon silence de ces derniers jours, mais il faut t’avouer que ton silence à toi aussi est incompréhensible, j’écrirais même impoli ; si tu veux tout savoir, c’est la raison pour laquelle j’ai rangé mon crayon / Néanmoins, je me suis dis que ça devait mettre un temps fou pour te parvenir, mon courrier, alors je me suis adouci et je reprends, comme tu le constateras lorsque tu verras l’écart entre cette lettre et la précédente, le commerce avec toi (j’adore ce mot : “commerce”) / Tu voudrais savoir ce qui m’est arrivé ces derniers jours ? Réponse : rien, sinon une chose des plus banales ici, il me semble : je me suis mis à boire / Tu sais, je t’ai écris dans la précédente que je n’osais toucher à une verre d’alcool, ni fumer quoi que ce soit / Je tenais bon mes engagements, mais voilà, tu comprends, mes ailes se sont fatiguées de battre dans le vide, et je me suis mis à boire / Ton correspondant s’est mis à boire, peut-être à cause de l’ennui, ici / Je sais, tu me répondras que c’est une excuse facile, qui n’a pas plus de fondement ici qu’à l’extérieur, or l’ennui ici est tout particulier, sans compter que je pense beaucoup / Tu imagines ce que c’est que de penser quand on s’ennuie ? Tu me l’écriras dans ta réponse /
[2] La seule gnole de disponible ici est l'eau-de-vie. Elle est introduite par les familles en visite de leur prisonnier, avec la complicité des gardes et des sentinelles, dont elles achètent les yeux avec de petites attentions / Une fois la bouteille ou la dame-jeanne à l’intérieur, l’heureux bénéficiaire peut l’écouler à bon compte (Ou si tu veux, en faire “commerce” . Qu’est-ce que j’adore ce mot !) / Elle est d'une puissance d'éléphant cette foutue gnole, je te dis ! A calciner la gorge et l’estomac, je te dis ! Une vraie brûlée, je te dis ! Une vraie de vraie, je te dis ! D'ailleurs je me souviens encore de ma première gorgée de ce poison comme si elle date d'hier : mémorable, tristement mémorable. Comment pourrais-je oublier la traîtrise de cette maîtresse adorée ! En un temps deux mouvements elle m'a empoigné la gorge avec une violence inouïe ; le souffle s'est retiré de mes poumons pendant quelques secondes, durant lesquelles j'ai cru que je passais de l'autre côté /
[3] Mousson, ton confident s’est mis à boire. Dis, tu ne m’en veux pas, n’est-ce pas ? / En tous cas tu ne devrais pas m'en vouloir, car c'est un ordre impérieux, une nécessité, une décision de je ne sais qui ni quoi / Quand IL ou ELLE dit : bois ! Je bois. Encore et encore ! Je bois encore et encore, jusqu’à ce que IL ou ELLE me crie un ténébreux Stop ! Alors je m'arrête. Nous sommes arrivés au terminus, à la frontière naturelle entre l'ivresse et la démence, ce point de non-retour à partir duquel je peux tout dire, tout, sans plus sentir sur mes épaules ni la crainte ni la contrainte / Les bien-pensants se mettent à murmurer, la voix basse : laissez-le donc parler, puisqu’il ne sait plus ce qu’il dit ! Et pourtant, rien de ce que sort ma bouche ne m'échappe. Par contre, je ne saurais dire que j'en suis le maître, l'inspirateur, mais j'ai souvent la conviction d'en être le complice, le témoin privilégié de son déchaînement... enfin, je crois ! / Une seule chose est certaine : une partie de Moi fait corps et âme avec IL ou ELLE. Cette partie, je me plais à l'appeler ma conscience. Comprenons par là que dès le début du déchaînement, ma conscience est soustraite de l'influence du temps et de l'espace : seules comptent ses influences intimes : un torrent d’images et de bruits devenus en quelque sorte des réalités parallèles, dévêtues à jamais de leurs habits du premier jour / Aussi, le monde et son cortège de fatalités lui deviennent indifférent. Tout la gravité du monde se trouve ironisée en cet instant. IL ou ELLE se met à percevoir l’aspect tourbillonnant de la vie, et à mon corps IL ou ELLE fait subir à plusieurs reprises l’expérience de la chute, la chute inévitable qui me scarifie les genoux et les coudes, une manière pour IL ou ELLE de signifier aux yeux de tous les bien-pensants : celui est à MOI, il m'appartient à MOI / Les mots que IL ou ELLE met dans ma voix sont enfin libres ; ma voix dit l’ivresse de ses mots ; ma voix dit son enfance dans l’amour absent de ses parents, dans l'immense solitude du nombre, dans les échecs d’une vie en bourgeonnement. Sa salive ruisselle sur ma carapace avec l’apparence d’une rivière tranquille. Sur les murs alentour, IL ou ELLE fait buter et rebuter ma tête, et une fois soumis à la douleur infligée, IL ou ELLE me ferme les yeux, je m'endors / Parfois, étalé au sol, IL ou ELLE me crie : rie ! Alors je ris. Rie de tout ! Alors je ris de tout / Et les bien-pensants de dire, la voix basse : laissez-le donc rire, puisqu’il n’est plus bien dans sa peau ! Et pourtant je suis lucide, à l’extrême. Comprenons par là que je vois les choses à nu, tout simplement / Est-ce une raison de me prendre en pitié, parce que de voir les choses à nu ? Que me reste t-il encore d’humanité, quand la pitié se montre injuste en mon égard ? Rien, sinon le rire, tendu sur mon visage par les doigts de IL ou ELLE /
[P.S.] Tu sais, Mousson, j’ai renoncé à toute discussion avec mes co-détenus parce que, selon eux, tout discours sur la réalité du monde n’est que distorsion de celle-ci. Ils nous mentent, disent certains. Ils nous prennent pour des enfants, disent d’autres. La vie pour eux est très simple : une somme limitée de besoins à satisfaire au quotidien. Tout ce qui s'en écarte est à jeter aux flammes du dédain. La solution de la vie en société pour eux est très simple : égalité en tout et pour tous. Pour peu qu'on s'en éloigne, que déjà ils pointent du doigt les privilèges. Entre-temps ils parlent, mes co-détenus. Ils ne font d'ailleurs que cela : parler et parler et parler de tout, j'écris, de tout sauf d’eux-mêmes, j'écris, comme des sourds-muets pris dans une course folle, j’écris, dont le but est de s'éloigner le plus loin possible de ses oreilles et de sa voix, j’écris.
© Timba Bema, 2007

Lire le premier extrait ICI 

Commentaires

Anonyme a dit…
oh c'est bien, fort
Gabrielle

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