La fabrique d’un écrivain africain : le cas de Camara Laye
Peut-on lire innocemment « L’enfant noir » ? Ou, enfonçons le clou : doit-on encore le lire ?
La fabrique de l’écrivain africain relève du
même mouvement que celle du classique africain. Les deux sont concomitants. En
ce sens que pour fabriquer le classique, pourrait-on dire, il faut fabriquer
l’écrivain. Après tout, c’est son nom qui figure en première de couverture. Il
faut comprendre le classique comme une œuvre de fiction enseignée dans les écoles.
Mais, c’est aussi une opération commerciale très profitable pour l’éditeur.
Puisque le classique a pour vocation de rester longtemps dans les programmes
scolaires. L’enseignement colonial avait besoin de textes véhiculant les
valeurs du colonisateur, les disséminant dans l’esprit des écoliers et
normalisant sa présence sur le territoire conquis. Pour susciter ces textes,
une figure est incontournable : celle de Georges Hardy. Il fut directeur de
l’enseignement en Afrique Occidentale Française de 1915 à 1919. Hardy était un
partisan de l’enseignement différencié, assignant à l’école la mission de
former « les élites dont les autorités ont besoin pour faire fonctionner les
rouages de la colonisation, en dispensant un enseignement minimal à la masse. »
En 1920, il parraine la publication en France de « Les trois volontés de Malic
» de Mapaté Diagne qui lui est d’ailleurs dédié. Sachant que l’une des trois
volontés de Malic était justement de fréquenter l’école française,
l’observateur ne peut que mieux comprendre la finalité du classique. Georges
Hardy parraine également la publication en 1938 de « Doguicimi » de Paul
Hazoumé dont il signe la préface. Mais, son influence est encore plus grande,
puisqu’il dirigeait la revue Bulletin de l’enseignement de l’A.O.F qui avait
pour but de « susciter la production de connaissances sur l’ethnologie, la
linguistique, la psychologie et les mentalités, en particulier des élèves, afin
de mieux adapter l’enseignement aux réalités africaines. » C’est notamment dans
les colonnes de cette revue que des instituteurs, qui allaient former le
contingent des premiers écrivains africains de langue française aiguisèrent
leur plume. On peut citer, en plus de Mapaté Diagne et de Paul Hazoumé,
Abdoulaye Sadji, Fily Dabo Sissoko, Julien Alapini et Alioune Diop.
Le système d’ « adoubement » (utilisons
provisoirement ce terme) que nous avons mis en évidence dans la fabrique des
écrivains de la première génération, se retrouve également chez ceux de la
seconde. A la différence que ces derniers, contrairement à leurs devanciers,
sont principalement des étudiants établis en France, ce qui est le cas de
Camara Laye. On note le rôle important que joua Marie-Hélène Lefaucheux dans
son « adoubement ». Elle était sénatrice du Mouvement Républicain Populaire
(MRP) au sein de l’assemblée de l’Union Française. Le MRP est ce parti
politique catholique qui joua un rôle essentiel dans le maintien des colonies
africaines dans le giron français, au moment où le communisme était largement
plébiscité par la jeunesse. On se souvient de Louis-Paul Aujoulat lui aussi
député MRP représentant le Cameroun à l’assemblée de l’Union Française. À lui
seul, il structura la scène politique camerounaise dès 1956, cooptant les
hommes qui prirent successivement les rênes du pays dont Ahmadou Ahidjo et Paul
Biya, toujours en fonction après 40 ans d’un règne sans partage. Est-ce le même
rôle que joua Marie-Hélène Lefaucheux pour la littérature africaine ? Une chose
est sûre. D’après Vivan Steemers, «elle rencontre probablement [Camara Laye]
dans un foyer pour étudiants des territoires d’outre-mer géré par l’Association
des femmes de l’Union Française, une organisation où [elle] est également
active. C’est grâce à [elle] et à son frère Postel-Vinay que Laye entre en
contact avec le ministère d’Outre-Mer qui l’embauche avant même la publication
de "L’enfant noir".» Dans « Rereading Camara Laye » publié en 2002,
Adèle King signale qu’en 1978, Postel-Vinay lui aurait « remis un document
dactylographié de deux pages, non publié, "Jeunesse, avenir de l'Union
française", signé par Laye [Camara]» dans lequel l’auteur guinéen se
prononce très favorablement pour cette association politique comme étant le
cadre privilégié de gestion de la relation entre la France et ses colonies réclamant
pourtant à cors et à cris leur émancipation totale. Ainsi, l’ « adoubement » de
Camara repose sur ses convictions politiques que sur la qualité littéraire de
son manuscrit. Ce dernier aurait, toujours d’après Adèle King, « dit à un
étudiant qu’une femme blanche avait écrit "L’enfant noir", il parlait
d’Aude Joncourt.»
On ne peut pas non plus exclure que cette
catholique convaincue introduisit Camara Laye à l’imprimerie Plon, alors
réputée d’extrême-droite catholique. «Après la seconde guerre mondiale, Plon est
sérieusement compromis lorsque environ la moitié de ses auteurs [parmi lesquels
Brassilach, Bourget, Barrès] sont proscrits ou emprisonnés.» Selon Adèle King,
pour « Guy Depré, un éditeur chez Plon dans les années 50 et 60, Plon aurait pu
décider d’éditer "L’enfant noir" en 1953 en raison du thème
conservateur pro-français du roman.» De plus, l’éditeur de Camara Laye,
l’écrivain Robert Poulet, fut condamné en Belgique à six ans d’emprisonnement
pour collaboration avec les Nazis pendant l’occupation par ces derniers de la
Belgique. Robert Poulet écrivit la première critique de « L’enfant noir » dans
le journal d’extrême-droite Rivarol sous le pseudonyme Walter Orlando. Alors
qu’il orienta, pour dire le moins, la fabrication même du texte, l’éditeur de
Camara Laye soutint dans sa critique le point de vue selon lequel la société
occidentale est moralement supérieure à la société africaine colonisée, qui
évolue dans cet univers naïf que décrit si bien l’auteur guinéen. Décidément,
l’africain est un éternel enfant dont la conscience ne saisit pas les fers qui
l’entravent de toutes parts. Sans compter que « le romancier guinéen [s’exprime
dans] le style élégant et sobre de nos conteurs traditionnels.» On atteint ici
le comble de l’insulte. Le texte était donc un prétexte. L’écrivain un simple
nom accolé au texte. Pour lui donner en quelque sorte une légitimité. En
conclusion, reprenons ce verdict sans appel d’Adèle King : « Après neuf ans de
nombreuses lettres et interviews et des recherches effectuées sur les dossiers
disponibles, j’ai maintenant la conviction que l’on a aidé Laye dans la
composition et la rédaction de "L’enfant noir" et qu’on lui a donné
le manuscrit du "Regard du roi" auquel il a peu contribué. » Peut-on
lire innocemment « L’enfant noir » ? La réponse est non. Doit-on encore le lire
? Oui, mais précédé d’une préface qui donnerait un aperçu des conditions de sa
fabrication. En tous les cas, ce roman ne saurait occuper une place centrale
dans la littérature africaine en français.
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