Monument de la laideur

Le 13 septembre 2021, une statue d’Um Nyobe est inaugurée à Boumnyebel en présence de l’ambassadeur de France Christophe Guilhou et de Bapooh Lipot le secrétaire général de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), le parti politique dans lequel Um occupa le même poste. Dans les réseaux sociaux, on hurle à l’indignation, on parle de la deuxième mort du leader nationaliste, d’insulte à sa mémoire. On est écœuré, révulsé, courroucé, on se sent trahi, humilié. Je ne vais pas me prononcer sur ces ressentis qui sont légitimes, en raison du brouillard savamment entretenu sur la guerre d’indépendance qui s’est muée en guerre civile lorsque le Cameroun oriental a accédé à la souveraineté internationale.

 

Contexte

 

La date choisie pour l’inauguration de la statue du Mpodol n’est pas anodine. Elle est celle de la commémoration de son assassinat en 1958 par l’armée française à Libelingoï, à quelques encablures de Boumnyebel. En d’autres termes, un ordre a été donné au sommet de la ligne de commandement français, et cet ordre a été réellement exécuté sur le terrain par des agents de ce commandement. À cette occasion, l’UPC inaugure une statue de son leader historique. Parmi les invités de cette cérémonie, on note la présence de Tonye Bakot l’archevêque de Yaoundé, du pasteur Njamy Wandi, ainsi que des autorités administratives de la région. L’hôte de marque est sans conteste l’ambassadeur de France Christophe Guilhou qui va d’ailleurs prononcer un discours. Cet événement prépare la visite d’Emmanuel Macron au Cameroun en juillet 2022, visite dont le but est de renforcer l’encrage de ce pays dans le bloc atlantiste à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À Yaoundé, le président français annonce qu’il souhaite « lancer (…) un travail conjoint d’historiens camerounais et français » pour « faire la lumière » sur l’action de la France au Cameroun pendant et après la colonisation. Toutefois, ce changement de paradigme proclamé débouche sur une surprenante cérémonie qui signale autre chose que la refondation de la relation franco-camerounaise. Au contraire, on assiste à la sanctification de sa configuration existante, en ce sens qu’il s’est produit une scène frappante qui fournit une masse d’informations sur la psychologie et l’intention des acteurs en présence.

 

Le danseur d’Assiko

 

Pour distraire l’hôte d’honneur, comme cela se faisait lorsqu’un administrateur colonial sillonnait sa zone de commandement, un danseur d’Assiko est réquisitionné. Au paroxysme de sa prestation, ce dernier s’allonge à plat ventre, une bouteille de bière reposant sur sa tête, devant l’ambassadeur de France. Représentons-nous la scène. Le danseur est couché à plat ventre aux pieds de Christophe Guilhou qui est assis dans un fauteuil confortable. Sur la tête du danseur, une bouteille de bière tient en équilibre. Il ne s’agit pas de n’importe quelle bière. Mais de la marque 33 Export, une des plus consommées par les Camerounais et détenue par une société à capitaux français. Le groupe Castel, puisqu’il s’agit bien de lui, est le premier investisseur français au Cameroun. Au premier regard, c’est la soumission qui est ici mise en scène. Mais, avant de trancher ce point, intéressons-nous à l’Assiko ?

C’est une danse de fête inventée par les Bassa dans la première moitié du 20e siècle. Elle présente quelques similitudes avec l’Ambass Bey des Sawa rythmiquement plus lent, notamment dans ses chorégraphies rappelant les danses de salon européennes. Comme le Mbongo Tchobi, l’Assiko est un marqueur de la culture bassa. Alors que dans l’Ambass Bey le mouvement est accentué autour des épaules, dans l’Assiko c’est le bassin qui est mis à l’honneur. Son roulement frénétique est le signe de la grande maîtrise du danseur. Mais l’Assiko a également une dimension acrobatique, voire circassienne. Le danseur devient performeur. Il se contorsionne, exécute des figures appelant une souplesse du corps et des articulations. Dans sa panoplie, on recense des gestes qui relèvent de l’extraordinaire. Par exemple, il avale des tessons de verre, des lames de rasoir ou du feu. Il décapsule aussi une bouteille avec ses dents sans s’aider de ses mains, il en boit d’une traite le contenu ou la tient en équilibre sur sa tête tout en continuant de se trémousser. L’exercice fait donc bien partie des prouesses attendues du danseur d’Assiko. Mais, la particularité de la performance du 13 septembre 2021 est le fait que le danseur se couche à plat ventre aux pieds de l’ambassadeur français. Celui qui intervient dans la cérémonie pour égayer les principaux acteurs lui donne, par son geste, une signification tout autre, peut-être même sa réelle signification qui, éclatant au grand jour, ne peut que gêner son ordonnateur à savoir Bapooh Lipot. De la main, il fait signe au danseur d’arrêter. L’ambassadeur de France quant à lui est tétanisé et ses yeux doivent être révulsés derrière ses lunettes de soleil.

  

Christophe Guilhou

 

Le 13 septembre 2021, l’ambassadeur français est sur le point de quitter le Cameroun. Il est remplacé quelques jours plus tard par Thierry Marchand qui est un général de corps d’armée, ce qui en dit long sur la perception par la France du risque sécuritaire au Cameroun. Contrairement à son successeur, Christophe Guilhou est un diplomate de carrière. Il arrive au Cameroun en 2019, soit 2 ans après le début de la guerre civile dans l’ancien état du Southern Cameroons (Ambazonie) et en pleine crise postélectorale à la suite de la présidentielle de 2018. Il a deux principaux objectifs : 1) mettre un terme à la crise postélectorale et 2) bloquer le dossier ambazonien à l’ONU dont il connaît les rouages pour y avoir passé 3 ans comme représentant adjoint de son pays. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’homme a rempli sa mission. La crise postélectorale s’achève en 2021 alors que des centaines de militants du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), le parti de Maurice Kamto qui revendiquait la victoire, croupissent en prison et le cas ambazonien est au point mort à l’ONU. Au plus fort de la crise postélectorale, le diplomate est proche de Biya qu’il voit toutes les semaines. C’est sous son mandat que se tient du 30 septembre au 4 octobre 2019 le Grand Dialogue National dont la visée principale est de réchauffer les relations entre Biya et Macron, réchauffement couronné par la rencontre entre les deux présidents en octobre 2019 à Lyon. En outre, l’ambassadeur français multiplie les gestes d’apaisement envers les Bamiléké martyrs comme les Bassa de la dernière phase de la lutte pour l’indépendance. On se souvient également que le diplomate français a été fait Souh Fo’o (l’ami du roi) des Foto et des Bafou, et qu’il a reçu le titre de Menkam (patriarche) des chefs traditionnels du Ndé. C’est dans la continuité de cette démarche qu’il qualifie lui-même de « réconciliation des mémoires » que Christophe Guilhou assiste à la commémoration de l’assassinat par son propre pays de Ruben Um Nyobe pour sceller la réconciliation des Bassa avec la France.

  

La question mémorielle 

 

Au Cameroun, la question mémorielle se pose dans des termes clairs : la France doit reconnaître sa responsabilité dans les massacres des Camerounais qui n’aspiraient qu’à la liberté et à la dignité. Elle cherche encore à gagner du temps, en réactivant la restitution des biens culturels volés pendant la colonisation, un sujet qui ne passionne d’ailleurs pas les Camerounais qui savent que la colonisation leur a arraché bien plus que leurs statuettes, leurs masques et autres artefacts. Les travaux des spécialistes sont suffisamment avancés pour permettre une lecture factuelle de cette période. La création d’une commission d’historiens par la partie française en juillet 2022 n’est qu’une façon habile de repousser l’échéance des excuses officielles et surtout de contrôler la narration du passé tout en préservant son influence dans le pays. En cette heure, les forces politiques camerounaises ont besoin du soutien de la France en vue de la prochaine transition politique qui s’annonce agitée. C’est pour cette raison que Christophe Guilhou n’a pas exprimé le moindre remords devant la statue de Ruben Um Nyobe qu’il est pourtant venu inaugurer. De même, la société civile conduite par l’historien Achille Mbembe lors du sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, lui qui a également fait partie de la délégation du président français au Cameroun, la société civile n’a pas réussi à arracher un mot de contrition ou de regret à la France. Oui, on doit constater ici sa vacuité. La question mémorielle est simplement un levier que les décideurs camerounais actionnent en fonction de leur agenda interne. Mais, elle ne représente pas le nœud, le point d’achoppement de la relation franco-camerounaise. Comment comprendre le geste de soumission exécuté par le danseur d’Assiko devant Christophe Guilhou avec sa bouteille de bière en équilibre sur la tête ? Pour cela, il faut convoquer la mathématique politique camerounaise.

 

Mathématique politique

 

En politique, les Camerounais sont avant tout des pragmatiques et non des idéalistes. Ils mènent une action parce qu’elle va concrètement leur rapporter quelque chose à court ou à moyen terme. Même l’adoption d’une position de principe est passé au crible de l’intérêt. L’acteur se demande : quel bénéfice je retire de telle position de principe ? Si la réponse est négative, alors il opte pour une autre. Pour lui, le plus important est de rester en vie. Il ne veut pas mourir « bêtement » et laisser sa famille dans le dénuement. Il arbitre donc entre les retombées escomptées de telle ou telle action et choisit en dernier ressort celle qui lui rapporte le plus. C’est cela la mathématique politique camerounaise qui explique nombre de ralliements, de retournements de veste que d’aucuns qualifient de trahisons. La position de Bapooh Lipot et de certains protagonistes de la société civile découle de cette question : qu’est-ce que la lutte pour l’indépendance nous a apporté ? Pour eux, la réponse est rien, puisque le Cameroun reste sous la férule de la France. Ce sentiment est renforcé auprès des Bamiléké et des Bassa, car toute la politique intérieure de l’état vise à les contenir, à les endiguer. La mathématique politique camerounaise a été définie par deux acteurs de premier plan à savoir Ruben Um Nyobè et Fongum Gorji Dinka. Dans ses propos rapportés par l’abbé Mongo lors d’un entretien datant de 1957, le Mpodol aurait confié au prélat : « Je ne peux accepter en l’état une prise du pouvoir dans le seul souci de protéger les intérêts du colon tout en trahissant le pacte patriotique et républicain qui lie tous les fils de notre cher pays, ceci par la dissolution pure et simple du nationalisme. Le faisant, le peuple Bassa dont je suis issu jouira alors de tous les privilèges du colon, mais qu’adviendra-t-il des autres membres de notre collectivité ? » Quant à Fongum Gorji Dinka qui détient la paternité du terme Ambazonie, il écrit dans Pour un nouveau contrat social, un discours qu’il aurait dû prononcer en mars 1985 pendant le congrès constitutif du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais, le parti de Biya  : « Ce système a ouvertement invité chacun des groupes ethniques à se battre pour installer un de ses membres au pouvoir, pour avoir la garantie de sécurité personnelle. » La mathématique politique camerounaise consiste donc à contrôler l’état et la marchandise sous l’arbitrage de la France. Le pardon unilatéral de Bapooh Lipot repose sur le sentiment largement partagé chez les Bassa qu’ils n’ont tiré aucun bénéfice de leur implication dans la lutte pour l’indépendance. En outre, ils comparent leur position à celle des Bamiléké, qui eux non plus n’ont pas attendu le pardon de la France pour entamer un rapprochement, malgré le dépôt, en juin 2022, d’une plainte pour crime contre l’humanité et crime de guerre par le Comité de développement de la communauté Fotouni. En effet, l’exposition « La route des chefferies » est organisée au musée du Quai Branly d’avril à juillet 2022, et une enveloppe de 1,3 milliard de francs CFA est dégagée par l’Agence Française de Développement pour promouvoir le tourisme dans l’ouest du Cameroun. Comme le monument de Um Nyobè inauguré le 13 septembre 2021 à Boumnyebel, le visage de la relation franco-camerounaise actuelle est laid, parsemé de boutons, de taches et autres pustules qui en soulignent la laideur. Par chance, celle-ci peut être dépassée, pour peu qu’on se donne de la peine.

 

France-Cameroun : quel avenir ?

 

La relation franco-camerounaise n’a sensiblement pas bougé depuis les années 60 dites des indépendances. Celles-ci se sont caractérisées par le déploiement de l’influence française pour continuer de maîtriser le devenir de son ancienne colonie. Une dynamique saine entre les deux pays repose non sur la volonté des décideurs français, mais sur leurs homologues camerounais. Une fois que ces derniers seront convaincus de la nécessité d’affirmer leur être au monde, alors on pourra véritablement ériger non plus un monument de la laideur, mais un monument de la beauté pour célébrer la quête de liberté et de dignité qu’incarne et incarnera toujours Ruben Um Nyobè, le Mpodol, le porte-voix.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Cette histoire de la violence

« Pour qui j’écris vraiment ? » ou l’art de se poser la question