Place des poètes - Ecouter les sanglots

Parfois, je me demande quelle est la musique du monde ? C’est-à-dire la somme de toutes ses musiques gaies ou tristes, lentes ou effrénées, raisonnables ou délirantes. Quand j’écoute le monde, j’entends d’abord des cris, des appels à l’aide. De ceux qui se lèvent contre l’injustice qui frappe leurs corps et décompose leur futur. Il est vrai que la réaction naturelle devant une agression est de l’affronter, de mobiliser ses muscles et son courage, ses convictions et ses espérances en des lois écrites non sur des parchemins, mais dans les cœurs, les plis du visage, les paumes de la main, ces lois de la vie sur lesquelles reposent la dignité, ces lois qui se nourrissent de l’humus de l’amour, ces lois que des discours, des violences visibles ou invisibles brouillent de temps en temps, mais ne parviennent jamais à les réduire au néant de l’oubli. On lutte. On crie, pour attirer l’attention, pour susciter la sympathie, le soutien de ses semblables. Car on croit en la solidarité entre les hommes. On croit au partage d’un héritage commun qui est celui de l’humanité. On croit qu’une langue unique, une langue universelle, celles des sentiments et des émotions unit les hommes et les femmes dont les pieds foulent la surface écorchée de la terre. Le rire ne porte jamais à équivoque, de même que la tristesse ou la joie. Elles se sentent et se comprennent sans grand renfort de mots. Mais, ce n’est pas toujours une oreille bienveillante qui accueille le cri de celui qui résiste à son ensevelissement par un plus fort. C’est plutôt l’indifférence. Ou pire, la suspicion. 

 

Quand j’écoute le monde, j’entends aussi les sanglots. Les sanglots de ceux qui n’ont pas reçu l’attention, le soutien de leurs semblables, au moment où la calamité frappait leur nuque et leurs épaules. Ces sanglots que ne recouvrent pas les éclats de rire qui explosent ici et là, les dodelinements de la tête lorsqu’une chanson entraînante passe à la radio que l’on allume pour distraire ses pensées. Ces sanglots qui parfois revêtent les jupes légères de la joie et surtout les lourdes capes du silence de l’estuaire des grisailles. Une chambre dans la pénombre. Les planches attaquées par les charançons laissent pénétrer la lumière blafarde du jour que l’on ne songe plus à célébrer. Loin de la destruction, des ruines, des cendres encore fumantes du passé. Loin de la mort et de son odeur de chairs calcinées. Loin des tirs, des explosions, des coups de poignard et de machette. Deux villages ont été brûlés la semaine dernière. Une vieille femme a été tuée dans son sommeil par un obus. Trois présumés collaborateurs ont été fusillés sur la place du marché. Dans un carrefour très fréquenté, le corps méconnaissable d’un célèbre général a été exposé pendant deux jours et deux nuits. Une forme recroquevillée dans un lit de fortune. Elle écoute la radio. La haine sur les ondes. Elle se souvient de ce qu’elle a quitté et qu’elle ne reverra plus. Elle voit le monde connu s’évanouir et s’ouvrir les champs magnétiques de l’incertitude. Il faut tendre une oreille compatissante pour entendre les tourments que ne disent pas les cantiques et les louanges adressés à ce dieu auquel on s’accroche comme à une bouée en pleine mer. 



Les justes



Les justes sont ceux qui écoutent les tourments du plus faible. L’écrasé. L’asphyxié sur le point de rendre son dernier souffle. Puis, le cœur lourd de leur impuissance, les reins gonflés par l’amertume et par la peur, ils se cachent pour pleurer, le regard transparent, les ailes retroussées et le dos courbé, ils gardent un semblant de dignité, de fierté devant le détricotage du monde, l’extension de l’empire du mal, l’autre nom de l’indifférence. Mépris prodigieux pour celui dont la langue essaie de restituer la douleur qui flagelle sa chair. Suspicion portée sur ses sentiments, mais aussi sur ses émotions les plus pures. Avoir de la compassion c’est écouter, encore écouter, toujours écouter la souffrance de l’autre, la difficulté de l’autre, la voix outragée, blessée, entravée de l’autre, écouter sa souffrance déjà mûre ou en maturation, sa douleur encore diffuse, au plus près, comme une oreille se pose sur le tronc rugueux d’un arbre lancé résolument à la conquête du soleil, ne pas la nier, ne pas la contester, ne pas la dérouter, ne pas l’amoindrir, lui jeter un épais manteau de brouillard dessus, ou refermer ses mains de fer ou d’acier sur la fragilité de son long cou de girafe, telle est la caractéristique des grands cœurs, des justes, ceux qui débordent d’eux-mêmes pour irriguer d’autres cœurs, ceux qui s’ouvrent comme des fleurs à la promesse du vent, ceux qui accueillent les sanglots du monde tels qu’ils leur parviennent, embrassent fougueusement l’inconnu, en surmontant, remisant l’inquiétude, la peur, le doute derrière la porte d’un sourire qui rappelle la caresse amoureuse du soleil sur le dos nu d’une femme qui aime et se sait aimée.


 

Jamais le silence 



La balle du chasseur fauche l’oiseau au moment de libérer son cri matinal qui est célébration du soleil, l’astre de la vie, dispensateur de cette chaleur qui atténue le froid des confins et des obscures galaxies. Les justes refusent l’empire du silence, obstinément, patiemment. Comme ces enfants têtus qui froncent le visage quand on leur offre une friandise. Ils refusent l’évidence du silence, l’inéluctabilité du silence, le silence assassin des innocences, le silence complice de la force, du mensonge, le silence des eaux stagnantes, des forêts dévastées, des cases brûlées, des mines éventrées, des plantations saccagées, des prisons surchargées, ils refusent le silence qui est un miroir aux alouettes, le silence qui corrompt le regard, la mémoire, ils refusent le silence dans les allées de la maison abandonnée par ses derniers occupants, dans les salons, les cuisines et dans les chambres, le silence habité par des voix qui ne s’entendent pas, des cris qui ne s’écoutent pas, des douleurs qui ne se sentent pas. Le silence survient après l’explosion, dont l’écho, dans la vallée, se répond à lui-même et finit par digérer ses propres entrailles. On est plongé dans un état de sidération, on a perdu ses repères, comme en suspension dans l’espace. Le temps n’existe plus. D’ailleurs, il n’y a plus de passé ni de présent ni de futur. Rien. On est en rupture avec soi-même. Disloqué. Éparpillé comme les feuilles mortes d’un manguier dans la cour sablonneuse. La solitude est profonde. Elle ressemble à un isolement, un emmurement. Le corps tout entier s’est rétracté. Dans un geste de survie. Les fonctions sont mises en état de veille. Les organes gisent dans des piscines de formol. La volonté geint, la bouche grande ouverte, laissant échapper une langue bleue et des litres de salive. Le silence est un sol ininterrompu sur le clavier d’un piano électrique. La défaite est totale. Elle est surtout celle des justes n’ont pas réussi la transmission de l’onde, ils se sont assoupis par excès de confiance, négligeant, aux heures froides du combat. Pour renouveler leurs forces avant de donner l’estocade à l’adversaire qui était à leur hauteur. Eux pour qui la lutte est une affaire d’honneur. De droiture. Ils ont sous-estimé l’œuvre de l’injuste. Sa prédilection pour l’ombre, la ruse, la fourberie. Son goût de la brutalité et du sang pour régler les existences au rythme de son horloge interne. Lui qui a provoqué les cris et les larmes de l’éprouvé. Lui qui ne veut pas entendre le chant lugubre de son crime. Lui qui lâche des tonnes de bombes pour éteindre la petite voix qui survit dans son cœur en lambeaux. Lui qui manipule et corrompt. En vérité, il est l’ordonnateur du silence dressé devant les justes comme une épreuve à surmonter, un mur à démolir.

 


Refuser l’oubli

 


Après le silence vient l’oubli, ce cimetière fleuri où repose un seul et unique corps, celui de la mémoire. Ce cimetière avec ses murs hauts et épais et ses gardiens postés tous les cent pas empêchent quiconque d’y pénétrer. Il faut respecter le repos des morts, disent-ils. Qui servent-ils ? L’œuvre de l’injuste. Le savent-ils ? Ils l’ignorent. C’est que les gardiens du cimetière ont été arrachés des travaux des champs par la promesse d’une vie meilleure. Un recruteur sorti de nulle part a sillonné leur terre avare et a convaincu quelques-uns d’accepter un emploi au cimetière. Ils réalisent rapidement que la parole de l’homme n’est pas mensongère. Puisqu’on leur offre le gite et le couvert, leur salaire mirobolant est envoyé à leurs familles qui connaissent elles aussi le bonheur. Les gardiens du cimetière sont perçus comme des bienfaiteurs et finissent par se percevoir ainsi. On chante leurs noms. On loue leurs actions. On leur souhaite de longs jours sur la terre des hommes. Car, tous ignorent que leur véritable travail est d’empêcher la mémoire de s’échapper. Mais, ils empêchent surtout les justes de lui mettre le grappin dessus. Les seuls qui refusent d’oublier. On leur a dit que le soleil cache toujours sa part d’ombre, condition sine qua non pour qu’il brille. C’est entré dans une oreille, et c’est sorti dans l’autre. On leur a dit que le pouvoir c’est la capacité de faire le mal. C’est entré dans une oreille, et c’est sorti dans l’autre. On leur a dit que leur bonne hygiène mentale, ils devaient passer à autre chose. C’est entré dans une oreille, et c’est sorti dans l’autre. Les justes n’en démordent pas. Ils campent tout autour du cimetière. À certaines heures, sans qu’on ne sache qui a véritablement donné le mot d’ordre, ils se réunissent et chantent les noms de ceux qui sont tombés dans l’indifférence, puis ils se retirent dans la forêt alentour. De temps à autre, un essaim se détache et tente d’escalader le mur. De leur mirador où rien ne leur échappe, les gardiens tirent et ils tombent. On ramasse leurs corps dans des cris de joie. Puis d’autres reviennent à la charge. Du matin au soir. Du soir au matin. On aurait dit que les tués ressuscitaient et revenaient à la rescousse. C’est à ne plus rien y comprendre. On a beau élever les murs, creuser des tranchées remplies de mines, les justes continuent leurs assauts contre le cimetière. On est même allé jusqu’à monter une brigade canine qui ratisse la forêt à la recherche des justes, cela ne les a pas découragés. Ils continuent de se relayer. Malgré les discours qui les traitent d’ennemis de la nation. Malgré la licence donnée aux gardiens de les tuer. Des escouades organisent des attaques contre le cimetière. De temps en temps, une bombe artisanale est lancée contre le mur qu’elle éventre. Le groupe se précipite alors à l’intérieur avec pelles et pioches pour déterrer le corps de la mémoire. Les gardiens leur tirent dessus. Ils tombent, si près du but.

 


Conclusion


 

Tapis aux alentours du cimetière, les justes guettent ce jour où les gardiens, aveuglés par leur force, baisseront la garde. Ce jour-là, ils pénétreront dans le cimetière et exhumeront la mémoire. Pour que les crimes de l’injuste sortent de l’oubli, que le règne du silence s’estompe et que les corps, tous les corps disloqués se reconstituent dans la loi de la solidarité humaine. 

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