La mère de tous les désirs

Les camerounais ont une étrange conception de la justice. Pour eux, demander justice quand on est victime c’est être contre, vouloir le mal, la destruction du présumé coupable. C’est qu’ils voient la société comme le théâtre de la bataille que se livrent les individus pour occuper les meilleurs places, forcément peu nombreuses dans une économie de plantation. Ceux qui y parviennent peuvent donc écraser en toute impunité les autres, qui sont soupçonnés de vouloir ravir leur place. On vient d’en avoir la démonstration lors du récent point de presse de Martin Camus Mimb où, en larmes, profondément bouleversé, d’une touchante humilité, il nous raconte ses misères ainsi que celles de sa famille depuis la diffusion intentionnelle des vidéos de Malicka Bayemi prises dans son bureau et finit par demander pardon à la victime et aux siens.


Vous aurez remarqué qu’il ne tente même pas d’aborder les misères de la victime. Il ne se met pas à sa place : l’essentiel de son discours étant centré sur lui-même, son vécu, son expérience douloureuse, que seul ce pardon peut adoucir sinon abolir. Il pleure parce qu’il réalise ce qu’il est en train de perdre, tous ces biens, ces contrats


publicitaires, et surtout ce capital social durement acquis dans son parcours émouvant et non moins courageux qu’il raconte dans sa récente autobiographie. Il demande d’abord pardon pour lui, pour surmonter l’épreuve. Il espère aussi que l’affaire sera enterrée sans suite, comme le laisse à penser son avocat. Un arrangement entre les deux familles n’étant pas à exclure. La plupart des affaires de mœurs, y compris l’inceste, se soldent malheureusement ainsi. On dit alors que le linge sale se lave en famille.


Beaucoup de camerounais partagent cet avis. Pour eux, demander la justice c’est vouloir nuire, vouloir détruire Martin Camus Mimb, ce miraculé de la vie, qui vient en plus de demander pardon, reconnaissant ainsi à Malicka Bayemi le statut de victime. Cette opinion s’est largement exprimée au commencement de l’affaire et applaudit des deux mains après sa demande de pardon. Il faut maintenant tourner la page, lancent-ils. Le pardon, n’est-ce pas ce que l’opinion lui réclamait dès le départ ? Or, la justice est nécessaire pour établir les faits et désigner la victime ainsi que le coupable, et aborder la question compliquée des réparations. Elle est aussi nécessaire pour qu’il y ait jurisprudence, pour que d’autres femmes et filles ne redoutent plus de solliciter l’institution judiciaire lorsqu’elles sont abusées. Il ne s’agit donc pas d’un processus de vengeance personnelle, mais de reconstruction, d’un processus de fabrication dans la durée de la paix sociale.


Au nom de toutes les femmes qui subissent en silence la domination masculine, qui n’osent pas dénoncer, parler, par peur des conséquences sur elles et leurs enfants, au nom de toutes celles qui sont tuées toutes les semaines par leur conjoint ou mari, au nom de ces jeunes filles réduites pour s’en sortir à vendre leurs corps, au nom de toutes celles qui sont violées par un proche, un éducateur ou une personne «respectable», de celles qui sont abusées par les détenteurs d’une parcelle de l’autorité ou du pouvoir justement parce qu’ils détiennent cette parcelle de l’autorité ou du pouvoir, je demande à Malicka Bayemi et à sa famille de poursuivre sereinement leur action en justice. Le Cameroun a un besoin vital de reconnaître la victime. Reconnaître la victime des abus. Pourquoi ? Parce que, dans un silence abyssal les droits élémentaires des camerounais sont piétinés tous les jours. Le défi du procès est donc de transformer les mœurs de la sympathie, du soutien inconditionnel vis-à-vis du bourreau, du coupable à l’empathie vis-à-vis de celui ou de celle qui dénonce une injustice ou un abus contre sa personne.

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