Le Bikutsi : une révolution avortée


Avant l’arrivée du Bikutsi dans les années 80, la musique camerounaise était dominée par le Makossa, né de la rencontre du littoral avec le monde et intrinsèquement ouvert aux influences extérieures. Cette musique se dansait comme une danse de salon et même la « balle à terre », ce moment dramatique où le morceau était à son climax, s’abordait avec délicatesse. Bref, le corps était contraint dans le Makossa. Il devait se tenir, adopter les manières adéquates, se comporter. On apprenait à danser dans des groupes d’élèves qui s’appelaient « clan ». On était membre d’un clan. Un résidu des classes d’âges. On découvrait la vie ensemble, sous la surveillance des aînés qui vous instruisaient. On dansait donc selon des canons prédéfinis, dans cette institution qui fabriquait dans le fond de futurs bourgeois. Le Makossa, né à Douala, était une


musique urbaine, émergeant dans une période caractérisée par l’exode rural, où des centaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes venaient en ville pour jouir de la modernité occidentale qui promettait un bonheur sans fin dans la consommation des marchandises que les usines européennes déversaient sur ces côtes. Ils apprenaient pour la plupart à parler français, ils adoptaient un nouveau code vestimentaire où le costume cravate trônait comme le summum de l’élégance, et, lors d’un anniversaire, d’un mariage, d’une première communion, d’une surprise-party ou d’une sortie dans un des nombreux bars dancing qui égaillaient la nuit, ils se délectaient des musiques de Nellé Eyoum, Epée Mbendé Richard et autres.


Le Bikutsi, au contraire, consacrait le retour de l’énergie et annonçait la promesse d’une libération du corps, prisonnier des diktats religieux (Islam et Christianisme) et corseté par 20 années de tyrannie. Le bassin, qui avait été évacué par le Makossa au profit des épaules, revenait en force sur le devant de la scène. Le corps se déhanchait, se trémoussait, vibrait de son retour à la vie, au rythme, son attachement à la terre marqué par ses pieds qui martelaient puissamment le sol pour y puiser son énergie. Alors que le danseur de Makossa était allergique à la sueur, pour celui du Bikutsi, c’était une gratification, le signe d’un accomplissement. Tandis que la cravate pendait sur le cou du premier comme une laisse, le second en desserrait le nœud pour gagner en agilité lorsque le morceau était parvenu à son climax. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les premiers succès du Bikutsi magnifiassent ce retour aux origines, au village, à la simplicité, à la joie, à la fête, ce qui se traduisait par les tenues vestimentaires inspirées des traditions sinon de la street culture comme chez Les têtes brûlées. Le Makossa était devenu une musique de vieux, tandis que le Bikutsi avait pour lui la jeunesse, la fougue, l’audace. On osait. On explorait les possibilités du geste. Les corps masculins comme féminins se dénudaient, se montraient, récupéraient des parcelles de liberté. Le nombril soudain apparaissait. Les fesses soudain se voyaient. Le Bikutsi était propice à l’expression de certaines marginalités notamment homosexuelles, qui s’engouffraient dans ces nouveaux espaces de liberté. On tournait des clips qui étaient diffusés à la télévision nationale et peu étaient choqués par les déhanchements splendides d’Ayissi Le duc. Dans la manière dont il se profilait, le Bikutsi aurait pu être le mouvement culturel à partir duquel la société tout entière aurait repensé la place du corps, il aurait pu faciliter la compréhension et l’acceptation de l’homosexualité et surtout l’étouffement des femmes dont le premier signe est l’exigence vestimentaire. Hélas, le corps féminin dans le Bikutsi se laissa très vite prendre au piège du désir masculin. La chanteuse prit des airs de diva, celle qui jouait avec le désir des hommes. Ses paroles racontaient ce flirt imaginaire qui attisait les flammes d’une passion malsaine. Même sa liberté vestimentaire, sa prétention à reprendre possession de son corps, ne furent tolérées que dans le sens où elles jouaient avec le désir masculin. Le Bukutsi, pourtant porteur d’une révolution des mœurs, ne parvint malheureusement pas à transformer la société camerounaise.

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