Lettre à Annie

Chère Annie,


Je te dis chère parce que ton destin m’a ému, je l’ai partagé, je me suis senti proche de toi, ma chair a tressailli lorsque dans mon newsfeed j’ai lu, j’ai lu, j’ai lu quoi d’ailleurs ? Ces mots d’une froideur, d’une sévérité, d’une distance, qui annonçaient déjà les jugements qui seraient portés sur toi, contre toi, Annie. On voit le monde avec les yeux que l’on a et on l’interprète avec la raison que l’on a. Les yeux comme la raison ne peuvent être dissociés d’un contexte, d’une éducation. On peut même dire qu’ils sont les produits d’une société, une société qui t’a accablée de prime abord, sans se donner la peine de se pencher sur ton destin, de connaître tes désirs, tes aspirations et encore moins tes motivations. On t’a donc jugée et on t’a condamnée. Pourtant, dans cette affaire, s’il y a une victime, c’est bien toi. Je me suis demandé comment un pays peut-il avoir si peu de compassion pour la victime et se mettre résolument derrière, à côté du bourreau, justifier, valider son acte abject, sa cruauté, sa rage, soutenir sa main criminelle à l’instant fatidique ? Des minutes durant je me suis posé cette question, qui continue d’ailleurs de me tarauder, comme celle de savoir pourquoi on est insensible, si peu concerné, si peu indigné, révolté par les morts du Nord-ouest et du Sud-ouest qui s’amoncellent et qu’on a d’ailleurs cessé de compter depuis plusieurs années ? 


Tu sais, chère Annie, mes yeux se sont ouverts sur notre cruauté quand j’avais 10 ans à peu près. J’étais seul à la maison, j’écoutais Eboa Lottin au salon, couché sur la moquette et feuilletant un dictionnaire. Il comportait deux parties : les mots et les biographies. J’aimais bien aller à la découverte de nouveaux mots. Mais, ce que j’adorais plus que tout c’était de lire les biographies de gens illustres dont le souvenir s’était peu à peu effacé avec le temps. Soudain, j’entends un bruit fracassant et des cris : c’était un homme nu, la peau lacérée, en sang. Son regard, je ne te dis pas comment son regard était horrifié ! Il m’a supplié de le protéger, moi, un enfant de 10 ans, devant la meute qui le pourchassait. Sans hésiter, je lui ai dit de se glisser sous la table de la véranda qui était recouverte d’une longue nappe. On ne pouvait donc pas le voir. Quelques minutes plus tard, des gens du quartier sont arrivés, armés de gourdins, de machettes, de pierres. Ils m’ont demandé si je n’avais pas vu un voleur, j’ai répondu que non. Ils m’ont expliqué que le voleur en question avait dérobé des marmites. J’ai confirmé que je n’avais rien vu. Alors, ils sont partis. J’ai donné des habits au voleur, à manger et à boire, puis il s’en est allé vers son destin. A-t-il cessé de voler ce jour-là ? Ou alors quelques mois plus tard a-t-il de nouveau été gagné par la convoitise ? Je ne saurais te le dire. Je te raconte cette histoire Annie parce que ce jour-là, oui, ce jour-là, j’ai compris combien nous pouvons être cruels et surtout, à quels subterfuges nous pouvons recourir pour nous justifier. 


Tu ne méritais pas ce que cet homme t’a infligé. Je préfère l’appeler « cet homme » plutôt que ton ex-mari. Puisque l’amour que l’on a porté à une personne n’autorise pas une telle violence. Oui, les sentiments sont forts, puissants, nous dépassent et parfois nous consument. On se sent toujours le jouet de l’amour, comme une girouette obéissant aux quatre volontés du vent. Cet amour, quand il s’en va, quand il nous quitte, malgré les sacrifices qu’on lui a consentis, laisse souvent place au désespoir sinon à la colère. Mais justement, celui qui a été aimé, s’il est encore un homme, doit savoir se retenir. Un homme se retient. Il s’empêche. Il peut bien sûr nourrir dans son esprit des tas d’idées sordides, élaborer des plans macabres. Ceux-ci doivent demeurer dans son imaginaire et ne surtout pas franchir le seuil de la réalité. Tant qu’il reste un homme, tant qu’il se souvient de cet amour, non pas seulement de ce qu’il lui a donné, mais surtout de ce qu’il en a reçu, il se retient de passer à l’acte, de commettre l’irréparable. Oui, tu ne méritais pas ça, comme aucune femme ne mérite d’être battue ou pire assassinée par son conjoint ou ex-conjoint. S’il a été capable de t’ôter la vie, je n’ose même pas imaginer ce qu’il a pu t’infliger comme souffrances pendant les 18 années de votre mariage. Tu as voulu être heureuse, et non plus ployer sous les obligations, les devoirs, les contraintes. Seule une personne libre cherche son bonheur, et tu étais donc libre, sauvagement libre, viscéralement libre, raison pour laquelle cet homme, prisonnier de sa soi-disant tradition, de son soi-disant honneur, a jugé que vos enfants méritaient d’être orphelins, eux qui justement ne lui ont pas demandé d’être leur père. Tu as été assassinée parce que tu étais libre, c’est une évidence. Tu t’étais libérée des chaînes visibles et invisibles qui entravaient ton corps, qui serraient ta gorge, t’empêchaient de respirer, d’être toi, enfin toi : libre à jamais. 


Je terminerai cette lettre en t’interdisant de reposer en paix. Non, Annie, tu ne dois pas reposer en paix, parce que des milliers d’autres Annie se trouvent parmi nous et cherchent désespérément une balise sur laquelle s’accrocher, un moyen de fuir la condition sordide qui leur est imposée. Je te dirai plutôt de répandre ton ombre sur ces femmes que l’on maintient dans un statut de subalternes, de ménagères et de procréatrices, alors que leurs arrière-grands-mères marchaient la tête haute et fière. Oui, hante-les ! Afin qu’elles n’oublient que leur corps, d’abord, leur appartient et à personne d’autre.


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