Réinventer la parole dans la société du spectacle

Dans la société du spectacle tout, absolument tout est divertissement. La musique est divertissement, la littérature est divertissement, même l’activisme est divertissement et que dire alors de la politique ? Car, dans la société du spectacle la seule chose qui finalement compte est l’égo. Cultiver l’égo. Son égo. Faire le culte de sa personne. Parfois dans un néant sidéral. Juste pour s’affirmer soi dans ses turpitudes. Dans ses paresses. Dans sa bêtise. Nous avons tous un téléphone portable connecté et la célébrité peut nous tomber dessus à tout moment. Il suffit d’un live sur Facebook. D’un selfie sur Instagram. Dans le fond, le culte de l’égo demande une lecture fine. En strates. Pas de conclusions hâtives. D’idées générales. 


Il se trouve que le pays dont je suis issu est une tyrannie où justement le culte du président est rendu matin midi et soir dans les médias publics et autres administrations. On le sait tous : il est une sorte de Dieu au-dessus de la mêlée, capable de tout, responsable de rien. Dans un pareil contexte, un Camerounais qui fait un direct Facebook ou poste un selfie sur Instagram n’a qu’une seule et unique référence en la matière : le président. Ce direct, ce selfie est comme l’image du président qui trône dans tous les édifices publics, et que les camera officielles veillent à mettre en valeur, comme signe de son ubiquité. L’autre nom de son absence. L’individuation du Camerounais se fait donc en référence à la figure du tyran, qui pose une manière d’être avec les autres, une relation dont le moteur est le mépris. Un ego qui se pose en écrasant l’autre. Rappelons que 60% des Camerounais ont moins de 35 ans et n’ont par conséquent connu qu’un seul président. C’est ainsi que l’on voit apparaître des inanités qui, parce que la célébrité leur est tombée dessus, se transforment en apprentis tyrans. N’ayant jamais compris que leurs corps ainsi que leurs esprits étaient façonnés par la tyrannie, ils la reproduisent inconsciemment en se cachant derrière la liberté de parole. C’est la raison pour laquelle nous devons repenser l’action dans la société et sauver l’activisme, la politique aussi, de la société du spectacle et de son corollaire le culte de l’égo. 


Dans le champ spécifique de l’écriture, il s’agit non plus d’ériger l’écrivain en porte-parole du peuple, mais en accoucheur de la parole pour tous et pour chacun. L’écrivain est comme Socrate qui dialogue, retenons bien cela, qui dialogue avec la collectivité et permet à tous et à chacun d’articuler son propre discours. Ce principe est celui que nous avons expérimenté avec la communication sur l’anthologie poétique Cendres et Mémoires / Ashes and Memories. Permettre à ce que tous les auteurs y compris l’éditeur s’expriment. Une telle démarche est nécessaire d’une part parce qu’il s’agit d’un projet collectif. Même si certaines personnes se sont plus impliquées que d’autres, il n’en demeure pas moins que c’est un projet collectif. D’autre part, parce qu’il met en exergue un problème collectif à savoir le silence devant l’horreur du génocide. Nous avons voulu montrer que les Camerounais sont capables de mener un projet littéraire qui ne se résume pas à encenser l’égo de tel ou tel. Au contraire, qu’ils peuvent être bienveillants les uns vis-à-vis des autres, qu’ils peuvent faciliter la prise de parole des autres auteurs et pourquoi pas leur mise en lumière. Cette générosité-là est impérative dans un pays où la haine du frère est un moteur historique. 


En relisant l’anthologie, je me dis que nous avons fait un très beau travail, non pas seulement artistique, mais surtout citoyen, dans ce sens où nous avons réinventé la prise de parole autour d’un projet collectif. Nous avons surmonté l’écueil de l’égo qui explique l’échec de nombreuses initiatives camerounaises. Que ceux qui ont des yeux voient. Que ceux qui ont l’esprit comprennent. Nous avons l’obligation de réenchanter la littérature dans notre pays. Nous avons l’obligation de réinventer la figure de l’écrivain, afin qu’il n’apparaisse plus comme un lâche, un bagarreur ou pire, un querelleur du vide.

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