Harcèlement textuel: "Quand la promesse d'un corps signe une aventure poétique" par Nkul Beti


Dans Les seins de l'amante de Timba Bema l'arrière - pensée est la traduction des sens du corps pour que celui-ci se dise, s'écrive et se dévoile sans ambages. Cela à travers une voix laminaire et sans gravité qui persiste tout au long du poème en questionnant l'intensité de la fonction du langage social ainsi que l'extrême affection, la fugacité du temps, la déliquescence de l'amour, l'invasion inouïe et les allusives possibilités des violences "des poisons doux de cette folie douce/Qui brûle comme un enfer ton corps sur terre."
Le système métrique de Timba Bema privilégie le vers long. La rime est moins présente que les anaphores, qui elles-mêmes ne sont pas systematisées. Cette forme stylistique laisse sous-entendre que pour le poète, dans l'aventure de son écriture ici, le fond lui importait beaucoup que la manière de dire. Et si les vers sont mêlés et éclatés à la fois, c'est qu'ils sont le moyen qui facilite la deconstruction à la Derrida de la complexité d'une poésie libre qui permet ainsi de faire savoir comment rendre compte dans le présent projet de l'oralité corporelle. Une oralité corporelle analogue aux mouvements des vifs sens du " corps nu/corps libre/Débarrassé des chaînes/ Qui entravent tous les corps" décidés à sonder la profondeur de l'evanescence d'un amour prétendument sincère du coeur d'un amant qui endure et transmet tout. Précisément les choses "Des yeux qui voient de l'intérieur, non plus de l'extérieur" avec une compétence cosmopilitaine. C'est - à-dire que les yeux de l'amant, depuis le quai de la gare où il se tient en observant, impuissant, l'amante qui s'éloigne de lui dans le train en direction des steppes du nord (l'Ailleurs), ont la capacité lui permettant de voir et de se voir à partir des perspectives culturelles et humaines des Autres. Et ce, dans le but de terreauter ce qui en soi, lui permettrait de potentiellement renouer avec ce qui lui apparaît désormais lointain, l'amante et son histoire donc.
L'éloignement du train est,ici, le motif presque anaphrodisiaque à travers lequel le poète illustre la fugacité du temps et l'evanescence de l'amour. Mais, pas seulement. Le départ de l'amante, même s'il surprend et bouleverse l'amant, qui espère en vain trouver la paix de l'âme (ataraxie)dans les "Alcools forts", n'est pas fortuit. Il est orchestré, voire même programmé par celle-ci. En effet, elle s'en va pour que le destin s'accomplisse: l'amant est sans repères, il doit donc se re-trouver et éventuellement re-nouer avec son histoire, ce "passé qu'il a longtemps fuit". Car, il est resté vague, superficiel, coincé par les remembrances des moments de satisfaction de son seul désir - plaisir phallique quand "les seins de l'amante étaient là, [devant] une main tremblotante pour les palper". C'est tout cela qui l'éloigne des miettes de signaux significatifs et plein de sens ( les voix des ancêtres) que son corps lui envoie. Or, ces miettes de signes corporels, qu'il juge peu fiables, lui auraient pourtant permis de comprendre ce qu'il n'arrive pas, bradype, à comprendre jusque-là: le pourquoi du départ de l'amante!
Le poète a réussi à créer des images fortes qui transcendent la question de la colonisation, de la trace et de la mémoire pour en contempler les nuances. Dans ce sens, le corps n'est plus seulement une instance d'assouvissement libidineux, mais aussi le ponceau communicatif entre l'Homme et son destin. Voire, son histoire.
Ce paradigme pose d'emblée le corps comme l'exposition de la médialité surtout à travers le processus qui aspire à l'apprivoiser dans l'écrit poétique de Timba Bema pour qu'il se libère plus qu'il ne l'est déjà (l'amante) et pour que dans sa solitude (l'amant) il accepte de "Retourner vers son passé" pour essayer de donner un vrai sens à son histoire. Autrement dit, c'est la formulation d'une méthode Coué qui pourfend l'ouverture à une imagination de la diversité-rencontrer l'Autre sans préjugés ni sur sa sexualité ni sur ses origines. La corporalité va alors se transmuer en objet incontournable dans la réalisation sociale, historique, cultuelle, culturelle, sexuelle et politique de l'Homme. Ce qui précède permet au poète d'échafauder les ponts qui outrepassent les sens du corps pour se connecter aux mondes, l'"imaginative engagement"(engagement imaginatif) à la Nikos Papastergiadis servant de soutènement inéluctable dans ce dispositif qui a un rôle important dans une certaine relation avec l'Autre..."Qui te pleurera quand tu ne seras plus de ce monde?"Soit!
Conséquemment, l'écriture du corps est l'esthétique qui informe la poétique de Timba Bema comme chez Maurice Sceve (Le vif du sens, Corps et poésie, 2003) et Herberto Helder (Officio Cantate, 2009). Autrement dit, c'est cette esthétique qui lui permet, dans son écriture ici, d'expliciter comment l'Homme travaille à se sortir de quatre zones de refoulemenet spécifiques:(1) affectif, (2) sentimental, (3)social, (4)sexuel. Ceci, pour pouvoir assumer et vivre avec "Des gestes de vie et de mort"(Kandé) qui irriguent son existence. Les seins de l'amante n'est donc pas le terreau de la démonstration hermétique et obscure de l'exégèse des sens et gestes du corps, mais une certaine catégorie antérieure à la création textuelle qui suggérerait une interprétation performative de la sexualité et de la sensibilité de l'agent-lisant, l'agent-observant et de l'agent-écrivant.
Ce long poème de Timba Bema devient alors chant - son du corps, des sens et par - dessus tout des mots. C'est dire que les pauses, les parenthèses et les ruptures dans la lecture se négocient par elles - mêmes, en fonction de l'instinct et du libre - plaisir du lecteur. Chant - son, qu'est ce long poème charnel, prend également la forme d'un chapelet que le poète tient entre ses mains, et qu'il égrène. D'une part pour conter-compter- les malheurs "des hommes/ Qui, parfois, savent être généreux/devant les malheurs de l'autre". Et d'autre part, pour mieux scruter la vocation d'une existence en traduisant et en interprétant le langage continuel des sens et des mouvements du corps.
Par ailleurs, l'absence de la ponctuation est le moyen qui permet non seulement au poète d'exprimer sa pensée avec beaucoup de liberté, mais également de faire ressortir la puissance de la parole/oralité qui caractérise ce long poème. 
Le tact stylistique de Timba Bema est bassiné par celui de Arthur Rimbaud ( Le Bateau ivre, 1871) et de Sylvie Kandé ( Gestuaire, 2016). En effet, comme ses pairs, il a réussi à mener son long poème dans un agencement de tonalités variées mais captivantes du début à la fin (Rimbaud); et il a d'une certaine manière pu dépouiller les habitus de l'esthétique de la poésie homologués(Kandé). Le produit final de ce processus n'a pas pour objectif de réinventer l'esthétique de la poésie, mais de l'enrichir en s'écartant de l'exaltation habituelle de l'aventure poétique. 
Ce long poème,in fine, n'est pas une simple mise en langue de la sensualité du corps ou une pensée inactive qui s'effile dans l'air ou encore un propos qui tintinnabule creux, mais une ombre portée du regard de Timba Bema sur ce que j'appelle les "corps acteurs"-les Hommes- qui cherchent quotidiennement à comprendre, à traduire et à interpréter les sens in-finis de leur histoire, de leur sensibilité et de leur sexualité.
Nkul Beti, L'esprit rude.

Commentaires

Anonyme a dit…
Merci à ce collègue Poète, Timba Bema

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