Le carnet mauve
Un soleil timide éclairait l’escalier à travers la
lucarne poussiéreuse où un doigt avait tracé une ligne désormais furtive. La
galerie était noyée sous les flots incessants de la romance d’Eko Roosevelt
Louis intitulée Attend-moi, qui s’y déversait par la porte entrebâillée
de la chambre de Philomène. Je lançai un rapide coup d’œil à l’intérieur… elle n’y
était pas. Par contre, sur le lit, était couché le carnet mauve. En temps
normal j’aurais suivi ma route sans y prendre gare, mais il venait de se
produire deux évènements qui m’avaient transformée : l’attitude hautaine
de Philomène à mon égard au bar du tennis club avait fini par libérer la femme
qui sommeillait en moi, et le viol de mon Diccionario m’avait donné à
penser que la parole qui se refusait de sortir au grand jour cherchait comme
une âme en peine errant dans les cercles souterrains le moyen de se faire
entendre, et que mon devoir était de la favoriser. Devais-je me précipiter dessus
ce carnet mauve ? La femme en moi hésitait ; elle n’osait lever sa jambe qui
sombrait dans un cas de conscience, et pourtant elle n’était plus sans ignorer
que l’histoire de sa famille était un secret caché derrière une porte devant
laquelle jusqu’à présent elle était passée sans y faire attention. En même
temps, la chatte en moi ne cachait pas son plaisir d’accéder aux secrets de
Philomène, et toute sa personne était tendue vers ce carnet dont la couleur
mauve électrisait son regard. De la salle de bains à côté, venait le fracas de
l’eau du robinet au contact de celle déjà piégée dans la baignoire, certes
assourdi par la musique. Tout de suite je compris que ma sœur se coulerait
bientôt dans un bain chaud et mousseux, qu’elle couperait ses attaches avec le
monde immédiat, qu’elle irait à la rencontre de sa propre personne, et que
toutes les deux discuteraient pendant un temps infiniment long, du moins assez
long pour me permettre de consulter son carnet en toute discrétion. Ainsi je
n’avais pas à craindre d’être surprise. La chatte en moi l’avait déjà deviné,
et d’une certaine manière son corps athlétique et svelte se faufilait dans
l’entrebâillement de la porte et saisissait le carnet entre ses crocs comme
elle l’aurait fait d’une proie bien en chair. D’ailleurs je ne m’apprêtais à rien
faire de mal : juste y trouver les traces de cette parole qui était venue à moi
sous les traits d’un feutre rouge dans mon Diccionario, car il était
désormais clair que le viol de mon Diccionario était une invitation à
peine masquée de violer également l’intimité de Philomène. Or, une fois le
carnet mauve entre mes mains, celles-ci avaient été prises de secousses ; elles
aussi, elles s’étaient faites hésitantes ; elles étaient prêtes à renoncer,
couvertes de remords et de sueur. Mais la chatte en moi trouva, sans en avoir
idée, la force se déporter vers la fenêtre où, sous la protection de la lumière
faible du jour, j’ouvris au hasard le carnet sur la date du 10 Février. Il y
était écrit quelque chose ressemblant à ceci : cher carnet, après ma
chambre, la cuisine est la pièce que je préfère dans la maison... c’est le seul
endroit où, comme une vraie famille, on passe du temps ensemble… elle a été
pensée dans ses moindres détails par madame Mère, qui avait exigé au chef de
chantier du grès noir au sol, des murs peints avec un enduit à base d’argile
claire, une rangée d’armoires suspendues au-dessus de l’évier laquée en beige,
une table à manger taillée dans du granite rose… quant au plafonnier et autres
luminaires elle les a achetés auprès d’un designer parisien de renom, dont elle
avait visité une exposition lors d’un de ses précédents voyages... en dehors de
ces choses qui ne changent pas, il y a des choses dans la cuisine qui changent selon
l’humeur de madame Mère, comme les pots de fleurs qu’elle installe sur la
poutre en surplomb de la fenêtre coulissante, et les tableaux de maîtres tels
que Francis Mbella, Salifou Lindou, Joël Mpah Dooh ou Hervé Yamgué dont elle
habille souvent les murs… chaque fois que j’entre dans la cuisine, je trouve
que c’est beau et je me dis : elle a bon goût, madame Mère... stop, pour
l’instant, cher carnet !...
(c) Timba Bema, 2015
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