Une voix dans la brume, qui entend son oreille! (1/X)

Je m'appelle Jérémie Tchakounté, je suis en 2011, c'est l'année de mes 18 ans, c'est-à-dire que désormais je peux répondre de mes actes devant la justice et jouir des quelques droits que la loi accorde aux adultes dont celui de voter, de choisir parmi des concurrents affamés de pouvoir celui qui va détenir le pouvoir dans le périmètre de son cerveau et l'exercer comme on l'entend souvent pour le bien de tous et de chacun, même de ceux qui ont opposé une farouche résistance à son accession au trône suprême en ne votant pas pour lui, ce qui vous en conviendrez est chose bien étrange puisque si les partis existent et guerroient les uns contre les autres dans la conquête et dans la conservation du pouvoir, les vainqueurs devraient se servir, se goinfrer la panse sans le moindre remord, la moindre contraction à l'estomac, aussi je ne comprends pas ce miracle-là qui se produit dans le moi du nouveau venu, faisant de lui un suprême juste et bon pour tous, y compris pour ceux qui n'ont pas voté pour lui, mais toujours est-il que ce discours-là sera tenu et nombre de gens y croiront dans leur chair parce qu'il faut toujours qu'un suprême soit magnanime et que le bon peuple croit toujours en sa magnanimité, par chance nous n'en sommes pas encore au miracle mais à la réalité de ma voix naissante, et chaque fois que j'y pense, à cette voix que j'ai pour moi et que je peux donner à entendre avec un papier glissé sous une enveloppe dans un isoloir et jeté dans une urne transparente, une voix qui fera partie du décor, qu'une main rapidement sortira ensuite de l'enveloppe, classera dans une pile, comptera sous les yeux attentifs des scrutateurs et roulera puis ballottera avec une bande élastique après l'avoir notée dans une feuille officielle avec tampons et signatures comme il faut, une voix qui se diluera dans le concert des autres voix et ne sera plus à la longue mienne, cette voix, en cette année 2011, la loi m'a dit que je pourrai la faire entendre et comble de coïncidence elle se fera entendre pour la première fois lors de l'élection présidentielle qui se tiendra dans quelques semaines, une grande fête dite républicaine au cours de laquelle toutes celles et ceux à qui la loi aura reconnu une voix pourront la taire dans une enveloppe et l'ensevelir dans une urne de plastique transparente qui est le symbole même de la transparence c'est-à-dire la mise à nu de l'intimité, voyez-vous ça, une voix anonyme dans la brume et transparente à la fois, inconnue de tous et nue devant tous,  un drôle d'exhibitionnisme, en somme, l'exhibitionnis-me démocratique, appellerait-on ça, où il faut se cacher derrière un vulgaire tissu de papier afin de sourdre ce qu'on aurait eu envie de dire en espérant toutefois que son murmure se joignant à celui des autres aboutirait à un grondement assourdissant, et ensuite, sans se douter que leur voix, à l'instar du soleil des égyptiens anciens qui va mourir à l'horizon où douze heures d'affilé il va combattre les forces du monde infernal sans un gage de victoire, ils, ceux qui ont enterré leur voix dans l'urne transparente, ne se douteront pas que comme le soleil, leur petite voix, leur parcelle d'intimité fière et close, celle-là même à laquelle ils tiennent, leur voix qu'ils assimilent à eux-mêmes, leur indissociable volonté incarnée dans du papier fin vert ou rouge ou bleu ou blanc ou orange ou d'une toute autre couleur, leur voix traverserait les labyrinthes sombres et brumeux du monde infernal de la nuit farouche de cris de grincements de dents de squelettes craquants de chairs rôtissants de souffles haletants de vents sulfureux claquants si forts qu'on dirait mille millions de battants métalliques exposés au déchaînement des éléments qui vont et viennent avec l'orage, leur voix ne sortirait éventuellement de là que par un miracle de la volonté du suprême qui se lèverait alors de son trône suprême qui est ici l'enjeu de la grande fête dite républicaine, et dans sa magnanimité tendrait les mains en direction de la lune et des nuages sombres et les balaierait de la force de sa volonté, ceci jusqu'à ce que le froid se dissipe, que la lumière pointe à l'horizon avec ses reflets de bleu et de rose, remontant avec elle du monde souterrain les voix, les voix reviendraient à la vie, elles auraient vaincu la mort, à plus forte raison le soleil des égyptiens qui est aussi le nôtre, sans parler du papier mis sous enveloppe et qu'on a enterré dans l'urne, ce papier, cette voix humaine, à qui on a donné la mort, ne peut ressusciter, se faire entendre, certes pas toute seule, elle doit être accompagnée de ses semblables, de la mort que par un miracle, et là est toute ma préoccupation car j'ai beau avoir gardé en mémoire les cours d'instruction civique de mon maître d'école primaire, j'ai beau entendre à la radio, regarder à la télévision, lire dans la presse, allez voter, votre destin vous appartient...


© Timba Bema, 2011 

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