Une chambre à soi

En ce temps-là on vivait sans le besoin de s’isoler du monde. Aussi on n’avait pas « sa » chambre à soi dans « sa » maison à soi dans « sa » propriété à soi où la volonté pouvait cavaler à travers les champs noirs et incommensurables à sa guise, mais on partageait avec tous les autres membres de la famille un espace circulaire rectangulaire carré appelé « case » où, couché le soir sur son matelas d’écorce, en attente du sommeil, l’obscurité et le bruit aidants, il arrivait qu’on pût s’imaginer un lieu intime, un lieu à soi et le désigner « sa » chambre. Pour avoir la jouissance de ce lieu à soi, encore fallait-il que la case qui était sensée en favoriser l’émergence résistât aux attaques des bêtes féroces et aux intempéries, ce qui n’était toujours pas, malheureusement, le cas. Ainsi, après la vague migratoire des bêtes et la saison des pluies il fallait reconstruire la  « case » sans quoi on voyait mourir la possibilité d’un espace à soi. Alors de bonne heure on grimpait une falaise dont la chair était plus rouge que le sang ; on la dépeçait avec pioches et dabas ; on en remplissait de ses propres mains des hottes de raphia ; ensuite on pénétrait la forêt luxuriante en quête de lianes et de branches mortes ; on tranchait on taillaidait on coupait avec des machettes fines et tranchantes ; on les liait ensemble avec du fil de rotin ; on les transportait en chants au village avant le déclin du jour ; et peu après le sacre du jour on entourait la « case » des bras ; on flanquait sur les murs délabrés la terre rouge qu’on étalait soigneusement avec la paume de la main ; on les repeignait avec de la peinture de kaolin ; on y dessinait des fresques des emblèmes avec du charbon de bois ; et le soir venu on pouvait  enfin reconstituer « sa » chambre comme on l’avait laissée la dernière fois qu’on y était entré et se dire à par soi, ceci est ma chambre à moi, elle n’a pas changé depuis lors. Dans un coin de la « case » il y avait le foyer de la mère avec ses trois piliers surmontant un feu qui devait brûler en permanence puisqu’il cuisait les repas en plus de réchauffer les corps la nuit. Tout autour, disposées selon une cacophonie qui rappelle celle des astres dans le ciel, les marmites, contenant les restes du repas du soir, recevaient la visite du chien du rat du cochon et des bestioles rampantes et volantes de la forêt. Mais, puisqu’on était à présent dans « sa » chambre à soi, les marmites perdaient de leurs qualités d’usage et devenaient en une seconde des étangs où venaient se repaître les bêtes. On avait plaisir à entendre leur remue-ménage et on se caressait le ventre de plaisir à l’idée de les voir sans être vu d’eux. Aussi, il y avait les herbes aromatiques que la mère conservait dans des toiles de jute pour les besoins de sa cuisine. La nuit venue, ils lançaient à la conquête de « sa » chambre leurs parfums doux ou coriaces. Alors, on se tournait et retournait sur son matelas, un pied croisait par hasard un hasard un autre, peut-être celui d’un frère ou d’une sœur, et de cette caresse anodine allait naître une nymphe des eaux à la beauté resplendissante qui venait prendre place à ses côtés, supporter sa tête sur le creux de ses reins, et souffler une brise fraîche sur son visage quand il venait à être irrité par un mauvais songe. Dans un autre coin il y avait la chapelle du père où se trouvait le fétiche qu’il avait reçu en héritage de son père, fétiche protecteur avec qui on partageait les joies et les peines, les repas et les boissons, et dont la présence, bien que silencieuse, avait quelque chose d’oppressant. A ses pieds reposaient les armes du père ainsi que son vêtement et sa besace dans laquelle on trouvait des plantes destinées à soigner le chasseur en cas de blessure ou à entrer en possession de l’esprit de la bête sauvage. La nymphe des eaux se levait et couvrait les yeux globuleux du fétiche de son cache-sexe. Elle s’emparait des attributs du père et les déposaient à aux pieds de son amant ; elle riait alors, disait-elle, parce qu’elle le trouvait beau. Tu es mon guerrier, hurlait-elle, avant de se fondre en lui, et lui en elle, pour le restant de la nuit. Le matin, on se réveillant en toussant car la mère avait attisé le feu pour confectionner le premier repas. On avait peine à écarter les paupières car on ne voulait pas quitter le monde de « sa » chambre. Mais comme de la vapeur s’échappe vers le ciel et disparait en lui, « sa » chambre disparaissait, la nymphe des eaux se retirait, dodelinante, et on se mettait debout, debout.   

© Timba Bema 2011  

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