Avec un nom en guise de boussole

L'enfant de la rue - 30X40 - Corlag 2008
On ne l’avait jamais appelé par son nom. D’ailleurs personne ne connaissait son nom. Le vrai. Celui qui en temps normal aurait dû lui être attribué par un père aimant et une mère aimante dans le but de lui signifier : tu es notre prolongement et notre limite. Tout ce qui avait trait à son origine s’était perdu dans la nébulosité propre aux origines. Et on peut même dire que celle qui l’avait expulsé de son ventre avant de le déposer délicatement emballé de papier journal dans la benne à ordures ne connaissait pas non plus son nom puisque par son geste que certains qualifièrent d’inhumain elle montrait ainsi que cette chose qui avait enflé son ventre pendant neuf mois ne faisait pas partie de son existence et n’en ferait jamais partie à l’image de ces nombreux déplaisirs que l’on souffre durant un court laps de temps avant de les enfouir dans nos profondeurs vertigineuses au point de ne même plus en être effleuré quand vient l’heure du grand ressassement. Le nom. Se disait-il souvent en guise de consolation. Le nom c’est juste une boussole pour soi-même et non pour les autres. Il n’était pas tout à fait dans l’erreur. D’un certain point de vue. Il n’avait pas tort de penser ainsi. Seulement il était si époustouflé par la musique des mots des autres qu’il ne voyait pas que lui aussi il leur servait de boussole. Que serait devenue leur vie si en sortant dans la rue ils ne le trouvaient pas assis sur son trottoir ? Sans doute déserte à l’image d’une cathédrale à quoi il manquerait le corps résigné du christ sur la croix. Aussi pour pallier à la méchanceté de la mère ils lui servaient les restes de leurs trois repas. Ils le laissaient boire l’eau potable de leurs robinets en inox. Ils s’appropriaient ses muscles frêles dans l’accomplissement de leurs taches ménagères. Et en plus ils lui donnèrent un nom qui n’était pas vraiment le sien depuis l’origine mais qu’ils persistaient à croire comme tel à force de le dire et de le voir réagir comme attendu. Jojo le Grand! Toi c’est Jojo le Grand ! Lui avait-on dit un jour et ainsi de suite. Mais on ne lui avait pas dit que derrière ce nom se cachait une réalité d’un noir tragique. On ne lui avait pas dit par exemple : Tu es Jojo le diminutif de jouet parce que tu n’es rien d’autre qu’un jouet entre les mains des hommes. Tu es le Grand parce que tu es sorti tout fait comme tu es du ventre d’une femme. Et personne n’y pourra rien changer car les choses sont ainsi faites.  La nature a horreur du vide et dès qu’il s’en créé quelque part elle le comble au plus vite avec ce qu’elle a sous la main. Tu n’as pas de passé. Tu n’as pas d’avenir. Tu n’as jamais été enfant. Tu ne seras jamais adulte. Car des cas comme le tien c’est fait pour la mort rapide et violente. Qu’est-ce que tu veux ? La vie t’as jeté dans la fosse. Elle a fait de toi un anonyme qui se distingue à peine d’un chien. Et avec ça tu crois pouvoir rester longtemps accroché à la falaise. Tu crois pouvoir résister à l’éboulement qui vient lentement dans ta direction et qui un beau jour te prendra par les pieds et te mettra dos contre terre et t’avalera comme un carré de sucre l'est du café. Oh non ! Soit en sûr ! On ne le lui disait pas. Personne n’osait lui dire. La fable. Pas même les enfants qui pour rire un bon coup venaient lui demander : quel est ton nom à toi ? Lui en écoutant cela il se levait et se mettait à danser et à chanter : Jojo le grand est mon nom.
 
© Timba Bema, 2011

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