La fille et le marchand
[2] Le marchand y vivait, la fille aussi : ils étaient, voisins
: et entre eux, il y avait quelque chose que nous nous hasarderons à
désigner du nom de "amour" pour donner au lecteur une vague idée de son
contenu ( le puriste, qui croit que tout ce qui est, est déjà nommé, est
nommable, pourra remplacer dans la suite de ce, récit le mot "amour"
par celui de "*****" sinon un autre de sa convenance).
[3] On ne connait rien, de leurs âges respectifs.
[4] Avait-il quarante sept, elle seize?
[5] On n'en sait, rien.
[6] S'appelait-il, Charles ou Henri et elle, Marguerite?
[7] On n'en sait, rien.
[8] D'ailleurs ceci n'a plus la moindre importance, ici.
[9] Aussi, n'insisterons nous pas sur la désapprobation, certaine des gens de l'époque quant à cet "*****" qui s'était installé entre deux sujets dont la différence, d'âge aurait dû creuser un gouffre, entre eux.
[10] A
cela, si on ajoute le fait que le marchand était, aimé de la jeune
fille plus qu'elle ne l'était de lui, leur désapprobation certaine prend
alors un tout autre sens, un sens nouveau.
[11] Seulement
on ne sait pas si les gens de l'époque se doutaient de la nature
ambigüe de cette relation. En fait de relation, cet espèce de "*****", pouvait se lire sur plusieurs niveaux mais, nous avons décidé de n'en retenir que deux.
[12] Pour la fille, le "*****" était l'équivalent de l'admiration sans borne d'un fanatique pour son idole ; et pour le marchand le "*****" était un, amusement comme un autre.
[13] D'ailleurs
il ne cachait pas à la fille qu'il était plutôt du genre, à se mélanger
avec celles et ceux qui, nombreuses, nombreux, se trouvaient démunies,
démunis, face au déploiement de sa "langue".
[14] Il
insistait beaucoup sur ce dernier mot, "langue", car il avait
conscience de la laideur de son corps et de la répulsion sinon, du
dégout qu'il pouvait susciter au premier, abord.
[15] La fille voyait cette laideur et, à force de la voir, elle ne la voyait même plus: la "langue" l'avait enroulée dedans les yeux.
[16] Elle courait la ville du sud au nord après le marchand et toute la ville la voyait courir après le marchand.
[17] Et
comme les êtres humains sont généreux et prévenants vis-à-vis de leur
prochain, la ville se rendit chez la mère de la fille pour lui dire que
la fille courait jours et nuits après le marchand et qu'elle la voyait
courir jours et nuits après, le marchand.
[18] Alors
la mère qui était une femme-chrétienne défendit à la fille de ne jamais
plus adresser la parole au marchand sous peine d'être envoyée chez les
sœurs de la charité divine.
[19] Mais
en disant cela la mère ignorait que la fille était sous le pouvoir de
la "langue" du marchand qui lui avait enlevé toutes ses inhibitions et
ses peurs.
[20] La fille ne craignait donc plus la mère.
[21] Quand
au loin la "langue" l'appelait, la fille sortait dehors vêtue comme la
voix l'avait trouvée, et se mettait à courir les rues cherchant la
provenance de la voix du marchand.
[22] Nombre
de fois les gens de l'époque l'ont vue courir nue les seins battants
les cheveux aux vents les membres crispées les lèvres inquiètes les yeux
aux aguets dans les rues.
[23] Les
gens de l'époque lui criaient dessus des injures, lui versaient dessus
des ordures, leurs eaux usagées, et plus ils injuriaient, versaient, la
fille ne les entendaient pas.
[24] Alors la ville revint auprès de la mère qui
enferma la fille dans la chambre. Le menuisier fabriqua une trappe sous
la porte qui permettait d'envoyer les repas et de vider le pot. Tous
les soirs après diner la mère, ouvrait la porte avec son chapelet dans
une main et un martinet dans, l'autre. Elles récitaient ensemble, la
prière du pardon ensuite de quoi la mère tendait le martinet à la fille
et lui commandait de la battre jusqu'au sang. La fille frappait le dos
de la mère et celle-ci lui demandait pardon. Puis ensemble elles
priaient encore le pardon jusqu'au milieu de la nuit.
[25] Il
aurait cru que la séquestration de la fille allait éloigner d'elle le
pouvoir de la "langue" du marchand et pourtant il n'en fut rien.
[26] Quand
la fille venait à l'entendre elle se précipitait, dehors par la fenêtre
et courait les rues à sa recherche: Avez-vous vu celui qui est le
marchand, demandait-elle à la ville qui lui versait en réponse des
injures et des ordures ménagères et des eaux usagées et des pierres,
rondes.
[27] Une fois de plus la
ville revint auprès de la mère pour lui dire que la fille courait
toujours derrière le marchand, et la mère fit venir le menuisier qui
condamna la fenêtre de la chambre, ensuite elle fit venir le maréchal
qui fabriqua une ceinture de chasteté à la fille dont on l'habilla tout
de suite. Après diner, la mère montait dans la chambre de la fille et
ensemble elles priaient ensuite de quoi la fille battait la mère
jusqu'au sang.
[28] La
fille était désormais prisonnière. Elle ne pouvait plus quitter la
chambre. A l'écoute de la langue elle fonçait contre la porte, contre la
fenêtre, elle se tailladait le corps, avec ses ongles, longs.
[29] Mais
les gens de l'époque revinrent encore auprès de la mère pour lui dire
qu'il voyaient encore la fille courir nue après le marchand.
[30] Alors
la mère commanda un pénis de bois au menuisier. Le soir avant la prière
elle revêtait le pénis de bois. Pourquoi mets-tu cela, s'hasarda la
fille? Je suis le marchand! dit-elle sans se départir de son attitude
pieuse.
[31] Une nuit, peu avant la fin du diner, le marchand brisa la fenêtre et entra dans la chambre de la fille qui le pria de partir car la mère monterait bientôt mais celui-ci refusa. La clé tourna dans la serrure: la fille dit au marchand, en pleurant : "Je suis cuite ! Voici ma mère qui arrive ! Elle me connaitra alors!"
[32] Le marchand, se cacha dans l'armoire.
[33] De là il voyait le pénis de bois devant la mère, la fille et la mère prier le pardon, ensuite la fille battre au sang la mère.
[34] Le lendemain le marchand brada ses biens et s'embarqua, pour le nouveau monde.
[35] La fille quant à elle fut donnée, en mariage à duc avec qui elle périt aux premières heures, de la révolution.
©Timba Bema, 2011
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