Le visiteur de madame Tchakounté (1/6)

Joaquin Ferrer, Le visiteur absent
On le voyait souvent pénétrer la demeure de madame Tchakounté vers neuf dix heures du soir. Il garait sa voiture de marque Toyota dans un coin dépourvu de lampadaire en haut de la Grand-rue, chaussait des bottes de caoutchouc, enfilait un manteau de pluie et se glissait silencieusement dans le quartier. Il essayait autant que faire se peut d’être discret, mais il arrivait toujours qu’au travers d’un coup d’œil jeté par hasard dans une fenêtre ou dans une porte grande ouverte on aperçût tout à coup son ombre chevauchant dans l’obscurité, et qu’ensuite on divulgua la nouvelle à un proche qui à son tour la divulguait à un autre, de sorte qu’on pouvait à terme retracer chacune des étapes du parcours qui le conduisait immanquablement dans la demeure de madame Tchakounté. Toutefois il n’était vraiment pas nécessaire de se donner tant de peine puisqu’à la longue on avait pu observer qu’il venait au quartier deux fois par semaine à savoir le mercredi et le vendredi. On aurait pu complètement se désintéresser de cet homme si madame Tchakounté n’avait pas été une femme mariée et surtout respectée. En effet, quoi de plus naturel pour une femme seule que de recevoir la visite d’un homme qui remettrait un peu de rêve dans son esprit ô combien dévasté par les contraintes du quotidien. Seulement, madame Tchakounté était mariée depuis une dizaine d’années à un sergent dans l’armée de terre qu’on craignait particulièrement car il n’hésitait pas à menacer de son fusil mitrailleur celui ou celle qui avait eu le malheur d’irriter sa susceptibilité. On se demandait donc comment un mari aussi vindicatif, aussi querelleur, donc sûrement jaloux, pouvait tolérer la visite d’un autre homme à sa femme, le tout à une heure tardive de la nuit. La scène laissait les gens pantois. A peine l’homme franchissait-il le portail que cinq minutes plus tard on en voyait sortir le mari accompagné de ses trois enfants, un garçon âgée de treize ans et deux jumelles de huit. Ils se dirigeaient alors dans un tourne-dos de la Grand-rue où ils dinaient en silence, les yeux dans leur assiette de spaghetti ou de haricots rouges ; ils se rendaient ensuite dans un ciné-club et à la fin de la projection, vers minuit une heure du matin, ils rentraient dans leur demeure qui venait d’être quittée par l’homme. Bien sûr personne ne pouvait faire état de ses observations ni de ses soupçons à haute voix. Celui qui s’y serait aventuré courait le risque de se voir refroidi par le mari qui, rappelons-le, l’hésitait pas à menacer de mort quiconque osait le froisser. De plus, madame Nana, qui passait pour être une diseuse à tout vent, avait vu sa vente-à-l’emporter partir en flammes au cours d’une nuit. On disait qu’elle avait été ainsi punie par le militaire à cause de ses racontars sur le nom de madame Tchakounté, et tout cela encourageait encore plus les gens à garder pour eux leurs pensées, ou à ne les échanger qu’avec des personnes dont ils avaient entières confiance.

© Timba Bema, 2010

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