La coureuse des berges du lac (1/4)


Elle avait l'habitude de s'extraire de l'épaisseur de ses couvertures aux premiers balbutiements de l'aube, à cette heure magique où le jour commence à décanter l'inquiétante épaisseur de la nuit. Elle revêtait en vitesse sa combinaison de sport dont le textile était issue des toutes dernières technologies en matière de fibre; elle enfilait ses chaussures de sport, elles aussi des toutes dernières technologies; et une fois prête elle se jetait dans le silence trouble des rues encore endormies, les paupières lourdes, les idées enrobées du reste de son sommeil et du souvenir lointain d'un rêve désormais oublié. A l'approche du lac elle quittait la tendresse de l'asphalte pour épouser les rigueurs d'un chemin de terre rectiligne, s'étirant à l'infini et laissant présager à son terme l'eau sombre du lac; le chemin de terre était encadré de deux rangées de bouleaux majestueux, qui avaient déjà remplacé leur robe de la saison précédente, dont les restes dormaient d'une mort certaine à leur pied. Chaque fois qu'elle passait par là, son imagination se faisait poétique. Tantôt, elle les voyait, les bouleaux, se resserrer de plus en plus sur elle et l'enlacer de leurs troncs sveltes et lisses comme de la peau soyeuse de nourrisson; alors son nez de faucon se lançait à la recherche de l'odeur de l'eau, ses oreilles baladeuses se tendaient pour écouter le roulis de la vague sur les galets recouverts de mousse éparpillés on ne sait pourquoi sur la rive du lac, son cœur battait de plus en plus fort, non pas seulement à cause de l'effort, qui était certes régulier et vif. Tantôt elle était travaillée par les réminiscences d'une peur ancienne, une peur imbécile, ensevelie quelque part dans sa mémoires qui se réveillait brusquement lorsque le poids du sommeil quittait l'arc tendu de ses pensées, à savoir, la peur d'être attaquée, malmenée, trifouillée, violée dans son intégrité par un promeneur vicieux qui l'aurait attendu, caché derrière un de ces troncs d'arbre. Mais, au bout du chemin de terre, quand ses narines à l'affût rencontraient enfin les miasmes que rejetaient dans le lac la centrale de recyclage à proximité, des miasmes tout de même atténuées par l'haleine tiède du vent, à quoi venait se mêler l'odeur puissante de la terre mouillée par la rosée, chargée de limons, retournée à la charrue et prête à se faire ensemencer dans le plus profond de son sein par l'épi d'où surgirait plus tard l'épi, elle oubliait sa peur lancinante, sinistre, du viol, ses jambes se faisaient plus légères, fluides, athlétiques, ses genoux, comme réconciliés avec ses prouesses précédentes montaient de plus en plus vite la piste de béton surplombant la berge étalée sur sa gauche, ses bras pédalaient avec une régularité de métronome, son esprit était vide de toute préoccupation extérieure à l'effort qu'elle fournissait, elle courait désormais sans plus savoir pourquoi, et elle pressentait sa libération au bout du bout de l'effort.

© Timba Bema, 2010

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