Mercredi ou Le temps suspendu (3/12)


Lorsque enfin il percevait le chuchotement produit par ses amis alors regroupés sur le pas de la véranda, il se précipitait dans le séjour et leur faisait signe de reculer, espérant du même coup profiter d’un moment d’inattention de sa mère pour détaler à l’extérieur. Hélas, dès qu’il enjambait la première marche d’escalier, sa mère se redressait d’un trait et lançait son sombrero en l’air : « je t'ai attrapé, lui criait-elle... pourquoi tu ne fais pas la sieste ? » Alors il laissait échapper sa colère dans un râle long et puissant, ses épaules retombaient, et il justifiait sa tentative de fuite en disant qu’il n’avait su trouver le sommeil ; mais à ces propos sa mère se piquait d’un fou rire, claquait joyeusement des mains et lui rétorquait, non sans une pointe d’ironie dans la voix : « mon fils, le sommeil n’est pas une punition. » Ensuite, elle prenait à partie ses amis qui tous la regardaient ; elle se plaignait d’avoir un fils qui n’est même pas capable de trouver une chose au simple que le sommeil ; et pendant ce temps il tournait en rond, impatient ; il essayait encore de se justifier en rappelant qu’il avait déjà terminé ses nombreux travaux ménagers ; mais elle pouffait d’un rire qui soulevait et rabaissait alternativement ses épaules avec une rapidité telle que le fils en était décontenancé ; il cherchait en vain de comprendre la raison pour laquelle le rire de sa mère lui semblait cynique ; et parallèlement il luttait contre la colère bouillonnant en lui, qui l’incitait par réflexe à prendre sa lèvre inférieure entre les dents, à serrer les poings le long des cuisses, à fixer sa mère d’un regard où pouvait se lire de la pitié, car il perçait enfin à jour la véritable image de sa mère, celle d’une femme perchée haut dans sa tour de la bêtise, et la colère dans son ventre lui conseillait de le crier d’une voix pleine et belle, d’ameuter tout le quartier pour lui montrer un spécimen rare de la bêtise ; mais au lieu d’écouter sa colère, de lui ouvrir un chemin de sortie, il se mordait la lèvre inférieure encore plus fort, il serrait encore plus fort les poings, il s’infligeait une douleur à laquelle son esprit devenait de plus en plus insensible ; de sorte que sa mère, voyant ses sclérotiques muer sous le double effet de la douleur et de la colère, commençait à craindre d’avoir été trop intransigeante, trop dure, trop sévère, en un mot, inhumaine ; alors elle mettait de la douceur dans sa voix, du sourire sur son visage, de la tendresse dans ses yeux ; et quand les traits de son fils se relâchaient elle revenait aussitôt à la charge et lui demandait s’il n’a rien d’autre à faire, des devoirs d’école par exemple, ce à quoi il répondait d’un signe négatif et ferme de la tête qui avait pour conséquence d’enrager sa mère. Comme un seul homme ses amis s’agenouillaient sur le sol sablonneux ; ils imploraient la gentillesse de la mère d’un regard qui lui donnait l’impression gênée d’être mise en présence d’une armée d’indigents lui imputant en quelque sorte la responsabilité de leurs tares ; mais au bout du bout elle se laissait attendrir par leurs yeux luisants, leurs mains grandes ouvertes, suppliantes ; et elle s’enquerrait du jeu auquel ils allaient se livrer. Alors ils se regardaient, surpris par ce changement soudain d'attitude, puis des yeux s’ancraient dans ceux du mentor de la bande qui, en se relevant, lui avouait qu’ils joueraient à bandits-police, mais qu’il n’avait pas encore décidé de qui seraient les bandits et de qui seraient les policiers. Dans la foulée elle priait ce dernier de lui puiser un seau d’eau pour sa douche de quatre heures, une manière de laisser entendre aux amis de son fils combien celui-ci était peu serviable, puis elle reposait le dos dans les coussins de son divan, elle ajustait sa position et se couvrait le visage de son large sombrero. Tandis que leur mentor courrait au puits d’eau, creusé quelque part dans l’arrière cour, les autres enfants scandaient le nom de la mère en se dirigeant vers le portail ; et le fils se tenait immobile sur la véranda, la lèvre inférieure en feu, les doigts des mains crispés de douleur, car l’envie de jouer, en vérité, lui était passée. Plus tard, quand ses amis constataient son absence au milieu d’eux, ils faisaient demi tour jusqu’à la véranda où ils le trouvaient immobile ; alors ils le prenaient par l’épaule ; ils lui chatouillaient les bas côtés, ainsi que les aisselles, afin de lui arracher un timide sourire.

© Timba Bema, 2007


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