La grotte aux singes funambules

[1] La musique du jour venait d’être reprise d’un geste magistral de la main par le conducteur des lieux, quand le caporal Jick Wolakoué mit pied à l’entrée de la grotte aux singes funambules, quelque part dans la ténébreuse forêt de Campo, où il avait rendez-vous dans moins d’un quart d’heure avec son informateur, un soi-disant déserteur de l'armée ennemie dont le camp de base était planté de l’autre côté de la frontière, matérialisée par une cascade au souffle asthmatique, à quoi venaient se mêler les cris sauvages des singes funambules qui pullulaient dans la zone. Le correspondant, dont il n'avait eu jusqu’ici la preuve de l’existence qu’au travers des télégrammes échangés avec assiduité depuis les deux dernières semaines, lui avait promis contre juste récompense la livraison de documents militaires du premier ordre, qu’il était parvenu à soutirer du coffre-fort de son général en chef. [2] Après avoir contrôlé l’heure à sa montre, le caporal Jick Wolakoué tâta une fois de plus la liasse dans sa poche, répéta son plan dans les moindres détails et, lorsqu'il fut certain d'avoir tout passé en revue, il éteignit sa cigarette dans la mare assoupie à ses pieds. Au même moment il entendit crépiter des branches mortes, remuer un rideau de feuilles, puis s'envoler une traînée de chauve-souris qu'il pu ainsi reconnaître sous la lumière pâle de la lune, obèse. Son cœur cessa de battre la Chapalanga quand il entendit le signal de reconnaissance, auquel il répondit une fois, rassuré. [3] Peu après venait se ficher devant lui son rendez-vous, portant une mallette en cuir qu'il déposa sur le lit d’herbes à ses pieds. Tout se déroulait jusqu’à présent sans le moindre imprévu, mais ce dernier avait l'air inquiet d’un gris du Gabon ; aussi, s’empressa t-il de demander au caporal Jick Wolakoué si il avait honoré sa part du marché. Celui-ci montra du doigt la poche de son treillis, bourrée à tel point que le bouton semblait en mesure de sauter à tout instant, et le rêve de sentir bientôt la caresse de cette liasse dans sa poche à lui sembla calmer les nerfs du correspondant, puisqu'il s’agenouilla pour ouvrir sa mallette. Tout confiant lui aussi, le caporal s'approcha pour en vérifier le contenu, lorsqu'il sentit contre son ventre la menace d'un objet dur, opaque, métallique, que le correspondant, s'étant redressé d’un mouvement vif et brusque, pointait maintenant sur lui. Sale Camerounais ! rudoya t-il le caporal en le faisant reculer contre le premier arbre. Tu pensais vraiment que j'allais te remettre des documents confidentiels de l’armée Nigériane ? poursuivit-il en lui passant les menottes derrière le dos. Pour ta gouverne, sache que ces documents n'ont jamais existé ! C'était du pipo ! Et toi, comme un bleu, tu t'es laissé prendre dans le piège, finit-il par lâcher en retournant à sa mallette, dont il allait vider le papier journal à l’intérieur sur la tête de son captif, quand il se rendit compte que ce dernier — encore adossé contre l’arbre au moment où il s'était retourné — s'était maintenant envolé, disparu, pendant ces quelques secondes d'inattention. Alors il tira en l’air un coup de sommation, qui alla cueillir un singe en balançoire entre deux branches ; une houle de cris rageurs traversa la cime, et les feuilles s’écartèrent comme pour laisser passer un étrange fruit devenu soudain encombrant. Dès que le corps inerte de l’animal s’abattit au sol, le correspondant fut secoué par la peur et sortit à la quatrième vitesse sa lampe torche, dont sa main dirigea malencontreusement le faisceau sur l’ouverture de la grotte. A cet instant, il sut parfaitement ce qui lui restait à faire : tuer l’ennemi. [4] Une salve de piaillements endiablés fit bondir son cœur. Aussi, s’approchait-il en toute prudence, la torche éteinte. Je sais que tu es là, cria-t-il en ricanant de son propre effroi. Rend-toi sinon je t’abats. La meute invisible poussait des braillées sonores, comme pour encourager les deux hommes à en finir dans un corps à corps sanglant. Dans l’accalmie qui suivit la voix du caporal Jick Wolakoué suppliait de ne pas tirer car il avait l’intention d’obtempérer, mais quand le correspond, sûr d’en avoir repéré la source, ralluma sa torche pour savourer l’effet de sa ruse, l’endroit devant abrité le fuyard était désespérément vide, cependant que les scènes de chasse millénaires, gravées au tison sur les parois de la grotte, semblaient s’animer. Il tourna sur lui-même, se croyant sujet à des hallucinations. Soudain, un violent coup de tête l’aplatit au sol. [5] Qui es-tu ? demanda le caporal lorsque l’homme reprit connaissance, avec sur la tempe le baiser glacial du révolver. Je suis camerounais comme toi mon frère ! Sergent opérateur Fouda Mambingo ! Cellule de surveillance du territoire 19L44 basée à Lolodorf, répliqua l’autre dans une grimace qu’il n’eut même pas le temps de parfaire, car un coup de botte vint s’enfoncer dans son flan droit, dont on entendit quelques côtes se briser. Deux tirs successifs sur ses genoux le convertirent enfin à la vérité. Oui ! il avait menti, mais pas sur un point : il était bel et bien opérateur radio. Le coup des documents était une idée de son commandement pour tester le dispositif de réception ennemi. Et les photographies des camps de réfugiés que tu m’as transmises, relança le caporal. Ces photographies où on voit mes concitoyens, des hommes et des femmes et des enfants mourir en silence derrière une clôture de barbelés, sont-elles au moins vraies, existent-elles quelque part ? Non ! Une manipulation de son gouvernement pour mettre la pression sur le camp adverse et les pousser à la négociation ; tous les détenus étaient de simples soldats, qui obéissaient aux ordres venus du ministère de la guerre. [6] L’homme parlait avec une volubilité telle, que si le débit des mots avait son équivalent en terme de distance parcourue, il serait déjà arrivé Alagarno dans les monts Mandara. Il parlait sans savoir que le caporal avait été préparé à tout retournement de situation ; son capitaine lui avait encore dit, deux heures avant qu’il enfourche une bicyclette pour se rendre au poste avancé où lui avait été communiquées les dernières instructions sur sa mission, de ne surtout écouter les atermoiements de ces fils de pute de nigérians qui, lorsqu’ils se sont fait prendre, changent de nationalité à la vitesse de l’éclair ; son capitaine avait insisté sur le fait qu’il devait accomplir sa mission sans état d’âme, à savoir, ramener par tous les moyens le nigérian à la base, pour interrogatoire. C’est donc ça la guerre, entendit-il sortir de la bouche ensanglantée de l’ennemi. La guerre, ce jeu où les lâches se tirent sains et saufs. Ces paroles d’un homme à l’agonie semèrent un vague sentiment de charité dans son esprit, et cette faiblesse de quelques petites secondes, indigne d’un soldat aussi aguerri que lui, il allait sans doute longtemps la regretter car, il fut balayé par les mains de l’ennemi qui le recouvrit comme un félin décidé à en finir. D’ailleurs celui-ci ne tarda pas à lui plaquer son couteau de camp sous la gorge. Tu te croyais plus malin n’est-ce pas ? éructa t-il en passant sa lame sur la barbe de deux jours du caporal. Tu pensais m’avoir eu n’est-ce pas ? Mais c’était sans compter sur ma pugnacité. Oh oui, mon bonhomme, j’ai compris dès le départ que tu n’étais pas mon rendez-vous, quand, au moment de répondre à mon signal tu ne sifflas qu’une fois au lieu de deux comme convenu. Qu’attends-tu alors pour me tuer ? Tue-moi et qu’on en finisse ! reçut-il en retour. [7] Sur les hautes branches les singes hurlaient l’Enfer et pirouettaient dangereusement, peu soucieux de chuter. Au sol, le correspondant savait déjà sa mission tombée à l’eau, et se devait de tuer son captif. Seulement, le courage de ce dernier face à la mort le réveilla sur-le-champ de cette jouissance presque divine, dans quoi l’avait installée la supériorité de fait qu’il tirait de la situation, pour l’engluer dans le doute. Il se souvint des mots de son capitaine, deux heures avant qu’il enfourche une bicyclette pour se rendre au poste avancé où lui avait été communiquées les dernières instructions sur sa mission ; son capitaine disait de ne surtout pas écouter les atermoiements de ces fils de pute de nigérians qui, lorsqu’ils se sont fait prendre, changent de nationalité à la vitesse de l’éclair. Or, celui sous la menace de sa lame semblait sortir du lot. Bien sûr le caporal sentit cette hésitation, et en profita pour sortir son couteau de camp qu’il alla planter dans le flanc endolori de l’ennemi, qui s’effondra avec un balbutiement retenu entre les lèvres. Peu après, le caporal déshabilla la dépouille et la défigura avec une sauvagerie inouïe, puis la recouvrit de boue et de feuilles mortes. Lorsque son travail fut terminé, il eut la curiosité de fouiller les poches du défunt, d’où il sortit une plaque militaire gravée de ceci : Sergent Opérateur Fouda Mambingo, matricule 11.11.11.

© Timba Bema, 2008

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