La tunique du mort [2]

Edvard Munch, The day after
[1] Le père Marigaut-Chéri, qui habitait Morne-Pichevin, un bidonville perché sur les hauteurs vertes de Fort-de-France, rentra chez lui avec, dans son poing fermé, un morceau de la tunique du mort. Aussitôt qu’il poussa la porte brinquebalante de sa case en planches, il se précipita vers son épouse qui veillait depuis fort longtemps une casserole d’eau en ébullition sur le réchaud de pétrole, dernier vestige des divers cadeaux que sa belle-famille, alors bien lotie en ce temps-là, lui avait offert en guise de bienvenue dans leur fratrie nombreuse, maintenant disséminée dans les terres d’Amérique et de Nouvelle Gaule. J’ai ma part de la tunique du mort, cria t-il, exalté, à l’attention de son épouse. Celle-ci piaffa du nerf et cracha sur la terre battue, plancher naturel de cette maison offerte aux caprices de la pluie et du vent. Nous n’avons rien à manger, poursuivit-elle, et cette tunique du mort, même laissée des heures durant dans cette eau bouillante, ne se transformera jamais en morceau de viande. Alors, tu sais ce que je dis à ta tunique, moi ? Aux chiottes, voilà ! Aux chiottes, la tunique du mort !

[2] C’est peu de dire que la réplique de sa douce et tendre le laissa passablement dépité ; aussi, pour se rincer l’esprit, le père Marigaut-Chéri se saisit de sa canne à pêche rangée dans un coin ainsi que de ses appâts, de beaux vers de terre bien gluants, et s’en alla du côté du canal Levassor, dans un coin peu fréquenté où d’habitude sa pêche était maigre, mais suffisante pour nourrir son ventre et celui de sa femme. Mais, ce jour-là, comme si un mauvais sort le poursuivait, ses appâts étaient tous avalés par les poissons, sans que pour autant ces derniers plantassent leur mâchoire dans l’hameçon. Intrigué, il eut beau changer d’hameçon, hélas, le résultat était le même. Plus tard, à la chute du jour, il fut à court d’appâts sans avoir fait une seule prise, même pas un de ces objets usagés qu’on jette avec soulagement dans les eaux encore vertes du canal. Aussi, il eut l’idée farfelue de mouiller son dernier hameçon avec le morceau de la tunique du mort en sa possession, dont il se débarrassa à contrecœur, quoique agité par la réaction terrible de son épouse si, une fois de plus, il rentrait bredouille.


[3] Quelques secondes après que l’appât fut trempé dans l’eau silencieuse, silencieusement glissante, il sentit une pression sur sa canne : il ne faisait aucun doute qu’il venait de réaliser sa première prise, sa première après de longues heures d’attente et d’angoisse et d’ennui. Le temps d’affiner son geste, un geste maintes fois répété, la tirée à l’autre bout du fil lui fit comprendre, à l’instant, que celle-ci n’avait rien d’ordinaire. Excité, mais suffisamment conscient qu’il se devait de garder son sang-froid, le père Marigaut-Chéri se redressa sur ses jambes, et entama délicatement la manœuvre ô combien périlleuse de la remontée d’une grosse prise. Ses muscles, déjà sucés par des années de travail dans une fabrique de rhum à Macouba, propriété centenaire de la famille Crassous de Médeuil, oui, ses muscles, aussi étrange que cela puisse paraître, semblaient réinvestis de leur force d’antan, si bien que, malgré les vagues de sueur qui irritaient ses yeux, malgré la résistance impressionnante de sa prise, il parvint à la sortir de l’eau.


[4] Ô joie de toujours, Ô joie de tout le temps, chantonnait-il sur le chemin du retour. Que ma prise est belle et grasse, une belle et grasse dorade coryphène. Ô joie de toujours, Ô joie de tout le temps... En effet, il avait pêché une dorade de près d’une demie tonne, dans un lieu où personne de réfléchi n’aurait trempé sa mouche, mais lui, le père Marigaut-Chéri, l’avait trempée dans ce coin du canal Levassor, et cette fois, il ramenait avec lui une dorade coryphène de près d’une demie tonne. C’est alors qu’il prit conscience du pouvoir bienfaiteur de la tunique du mort, et décida en conséquence de garder le secret dans ses tripes, excluant même de le chuchoter à son épouse qui, telle qu’il la connaissait, aurait tôt fait de le propagander auprès des femmes du voisinage. Tandis qu’il entrait dans Morne-Pichevin, un jeune homme un peu dérangé vint lui proposer l’achat d’un morceau de la tunique du mort, prétextant qu’elle possédait un pouvoir magique, un pouvoir incommensurable, dont les bienfaits seront innombrables pour celui qui le possède. Alors, le père Marigaut-Chéri comprit que le secret de la tunique du mort avait déjà découvert par d’autres veinards, et c’est l’esprit déçu qu’il entra chez lui.

© Timba Bema, 2008

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