Gerganah Kovalevskaïa ou L’Autre Expérience du Goût


© Irving Penn 
Gerganah Kovalevskaïa croyait avoir tout vécu, au point de couver le sentiment de s’être à jamais brûlée les ailes. La vie d’ange écervelé qui fut longtemps la sienne avait finit par la rendre soupçonneuse de tout ce qui touche au plaisir, à savoir, les surprises dissimulées dans les petits riens, ainsi que les agitations dont pouvaient parfois receler le fil de ses jours maintenant anodins. Par une fin d’après-midi pluvieuse d’été, les certitudes de cette soixantenaire encore radieuse furent ébranlées sans remous, telles des cartes à jouer montées en pyramide, sous le souffle rude mais bienfaisant du Joran alors déchaîné. A l’instant même, elle sut que sa vie ne suivrait plus le cours tranquille où, avec l’habitude, elle se condamnait à la surdité devant l’appel de ses sens.

Dans la jet set genevoise des années huitante, elle se faisait appeler Princesse Zubianska, descendante du despote de Dobroudja, Balko de Dobritch, dont la lignée fut décimée ou poussée à l’exil lors de la lointaine colonisation turque. Son port de tête altier et ses manières gracieuses persuadèrent quelques naïfs de sa sincérité, puisqu’elle avait, par leur entremise, ses quartiers dans les luxueux hôtels du Léman. Pour les indifférents à son charme, peu nombreux alors il faut l’avouer, cet artifice ne camouflait qu’une réalité autre, à savoir, que Gerganah Kovalevskaïa était la princesse des péripatéticiennes.

Après six mois d’un mariage raté avec un négociant en matières premières, elle demanda et obtint le divorce, au motif que son mari fréquentait à l’excès les casinos et les putes. Elle garda néanmoins de lui le goût pour la cuisine japonaise dont il était amateur. Des années plus tard, elle se refit une virginité du cœur suite à sa rencontre fougueuse avec Paule Delacrottaz, jeune éducatrice dans un centre pour enfants handicapés, dont Gerganah Kovalevskaïa couvrait les pensionnaires de dons et autres cadeaux. Quelques semaines après, elle invitait Paule Delacrotaz à s’installer dans sa ferme écologique de Cortaillod.

Cette fin d’après-midi donc, Gerganah venait à peine de raccrocher le téléphone mural de sa toute nouvelle cuisine, aménagée selon la mode actuelle par un designer argentin de ses connaissances, Pino de Costanza, un supra sensoriel, comme il se définit lui-même. C’était oncle Dimitri à l’autre bout du fil ; il appelait de Varna. De sa voix gutturale de vieux paysan rogné par les excès en tout genre, il lui annonça la nouvelle sans ménagement. Encore sous le choc, son premier réflexe fut de renouer le lacet de son furisode en soie jacquard. Ensuite elle alluma la série de bougies en demi sphères massives, aux diverses senteurs chocolat, alignées dans un coin de l’évier. Puis elle déboucha un Fruit défendu, son liquoreux préféré, s’en versa dans un verre à pied et plongea son nez dans le goulot. Lorsque les notes alcoolisées d’olive noire et de mirabelle l’assaillirent en un léger vertige, elle se glissa dans un des tabourets hauts en cuir et acier chromé, les mains autour du coussinet de thym en pot, et elle ferma les paupières sous le zinzinulement lointain de quelques mésanges bleues batifolant dans les vignes à proximité... ma patenaille à moi... tu n’es toujours pas là… pourtant tu sais que je t’attends… tu le sais… j’ai tant besoin de toi en ce moment… la cirrhose a eut raison de maman…

Un court silence s’en fut, suite à quoi il lui sembla entendre le gravier crisser sous le poids de pas précipités. Un coup d’œil à travers la fenêtre coulissante surplombant l’évier, et déjà Paule se profilait derrière les lignes de pluie sur la baie vitrée qu’elle poussa, tandis que son visage s’ouvrait d’un large sourire. Gerganah remarqua aussitôt ses bras chargés d’un sac de commissions, et son attention se concentra sur ce dernier, de sorte qu’elle ne s’aperçut pas que sa compagne n’était le moins du monde pas mouillée. Elle fit plutôt une moue surprise, pourtant elle devinait déjà ce qui se tramait, à l’odeur de viande fraîche qui envahit ses narines. Paule s’excusa du retard, un souci de dernière minute au centre : Nicholas, le nouveau venu du Valais, ne voulait pas prendre son quatre heures. Elle est donc restée auprès lui mais il a tout vomi par la suite : un début de fièvre, lui a alors dit Marine Ramuz, la médecin-cheffe.

Malgré l’avalanche de mauvaises nouvelles, la présence tant attendue de Paule la remplit, à son grand étonnement, d’une humeur légère et insouciante. Son euphorie fut encore plus grande lorsqu’elle reçut le baiser habituel de Paule, qui frotta sa bouche contre la sienne. Elle sentait bon l’abricot de son stick qu’elle mettait en toutes saisons parce que ses lèvres étaient vite gagnées par la sécheresse. Et Gerganah n’hésita pas, pour la première fois d’ailleurs, de frotter à son tour ses lèvres contre celles de sa compagne et de se répartir d’un peu de son abricot, avant de lui demander si elle l’aime. Paule ne répondit pas, mais fut plutôt émue par ce geste et lui susurra de sa voix fluette : tu pensais que j’ai oublié la date de notre rencontre ? Paule lui ferma ensuite les paupières pour ne pas dévoiler trop tôt sa surprise. Et lorsqu’elle obtint de Gerganah qu’elle se tiendra ainsi, elle se servit une rasade de Fruit Défendu, mit le four à chauffer, et confia à cette dernière qu’elle montait se changer, juste le temps avant de porter les provisions au frais.

Les senteurs chocolat des bougies, activées par les flammes presque immobiles, envahissaient déjà la cuisine, et se confondaient avec celle plus ancienne du thym que Gerganah ne sentait plus à la longue, mais qui lui revint soudain en mémoire comme épiçant celles du chocolat. Elle pensa que Paule est une fille magnifique et, pour son plaisir, elle décida de mettre une musique qu’elle aimait bien. Elle s’avança jusqu’au téléphone en s’appuyant contre le granite du plan de travail qu’elle longea à tâtons, décrocha le combiné à écran tactile, se souvint alors de Pino de Costanza, lui faisant la démonstration des fonctionnalités de la domotique qu’il venait de faire installer, et devant lequel elle boudait que ces choses-là ne sont plus de son temps. Elle ne se priva alors pas d’ouvrir les paupières sur l’écran lumineux et, malgré l’embarras, elle trouva assez vite la sélection musicale, choisit La javanaise, chanson préférée de Paule, qu’elle lança en boucle avant de retourner s’asseoir et de se voiler la vue, le nez dans son Fruit défendu.

Alors que la voix de Ginsburg s’élevait des enceintes encastrées dans les murs latéraux, Gerganah se sentit effleurée par une touffe de poils et pensa aussitôt à son chat angora, Viracocha, qui tourna un moment autour de son pied avant de s’en aller, miaulant, les griffes raclant le marbre du sol. Le temps de se remettre de cette caresse qu’elle sentit un doigt dévaler sa ligne du dos, une mèche de cheveux lui tomber sur l’épaule, et la voix de Paule lui éclaircit le mystère cette chatouille, disant qu’elle peut maintenant ouvrir les yeux. Joie : elle était drapée du yukata que Gerganah lui avait offert mais refusait jusqu’ici de porter, pensant que cette passion du Japon n’était qu’une manière pour sa compagne de renouer en souvenir avec son ex-mari. Toute émue, Gerganah lui fit remarquer qu’elle était splendide dedans, ainsi qu’avec ses cheveux pris en chignon, retenu par deux crayons à maquillage. Paule esquissa un sourire plein de malice et confia à Gerganah que sa surprise n’est qu’à son début, puis la pria de ne surtout pas bouger le petit doigt. Elle servit alors à Gerganah un peu de Fruit défendu et elles trinquèrent. Et si on accompagne le vin de daikons râpés, suggéra Paule avec un enthousiasme mimant l’idée géniale. Juste le temps de descendre une gorgée que déjà Paule s’affairait à l’autre extrémité du plan de travail : robot sortit d’un placard, les radis blancs plongés dans l’eau salée d’un saladier puis pelés, et les aromates disposés à portée de main.

Gerganah regardait Paule, la tête entre les mains, passer les radis dans le robot et former un bouquet dans des bols en faïence, puis y planter une fleur de menthe et rehausser le tout de dattes coupées en lamelle. Elle ne tenait plus en place, l’envie de donner un coup de main fut plus forte qu’elle, et lorsque vint le moment de faire la sauce d’accompagnement, elle s’avança à petits pas vers Paule qui versait du vinaigre dans le saladier. Cette dernière se contenta de secouer la tête, puis indiqua à Gerganah d’y ajouter deux cuillerées d’huile de soja, un zeste de gingembre et enfin un filet de sirop de caramel. De son côté, Paule porta les bols de radis au coin « sifflet », remplit le verre de Gerganah, sortit les baguettes du tiroir en dessous, puis s’attaqua aux patates qu’elle éplucha avant de les plonger dans le tumulte de l’eau arrivant juste à ébullition. Lorsque la sauce fut homogénéisée, et le piquant du gingembre à fleur de nez, Gerganah y trempa un doigt et couru faire goûter à Paule qui le garda un moment en bouche, le suçant presque, avant de lui confier qu’elle était mille fois meilleure que celle du Kazumi. Ravie, Gerganah proposa de trinquer à leur rencontre, qu’elle décrivit comme la plus belle des choses qui lui soient arrivées, puis elle se pressa contre la poitrine de Paule et l’entraîna dans une valse malhabile que cette dernière reprit alors en cours d’exécution : j'avoue j'en ai bavé pas vous… mon amour… avant d'avoir eu vent de vous… mon amour… ne… vous… déplaise… en dansant la javanaise… nous… nous… aimions… le temps d'une… chanson… Et elles éclatèrent de rire devant leur maladresse commune à accorder leur pas au rythme à trois temps.

Le bleu crépusculaire assombrissait la cuisine, tandis que seule l’illuminait les flammes des bougies, et de temps à autre, la lumière ambrée de la hotte aspirante. Sur une idée soudaine de Gerganah, une nappe à carreaux fut étalée sur le marbre tiède, et c’est tantôt allongées ou assises en tailleuse qu’elles initièrent le dîner, saisissant des baguettes les vermicelles de radis avant de tremper la portée dans la sauce, et de s’épurer la langue avec le Fruit défendu dont Paule remarqua la première qu’il avait le don d’apaiser le feu du gingembre. Ainsi, le Fruit défendu fut vite consommé. Paule déboucha ensuite un Cornalin quintessence qu’elle laissa respirer, puis elle voila de nouveau les yeux de Gerganah et la laissa deviner la suite du dîner aux seules odeurs. Assise en tailleuse, cette dernière vida son liquoreux, qu’elle retint un long moment en bouche, le faisant rouler sur la langue. Elle pensa alors à Pino de Costanza, lui disant de sa voix aérienne, que Paule dégageait de bonnes vibrations et qu’elle devait pour cela s’estimer chanceuse. Elle ne le prit pas au sérieux : ces histoires d’ondes, comme celles des liseuses de cartes, étaient maintenant loin derrière elle, ensevelies avec le gisant de la princesse Zubianska. Cependant, quoique ne voulant y voir aucun présage, elle était comblée. Mais ses pensées furent diverties par la voix de Paule qui reprenait l’air de musique : j'avais envie de voir en vous… cet amour… ne… vous… déplaise… en dansant la javanaise… nous… nous… aimions… le temps d'une… chanson…

Peu après, les senteurs de résine brûlée du vacherin fourré dans les patates alertèrent son nerf olfactif ; sortait aussi du four une odeur de noisette grillée qu’elle ne reconnut pas de suite, et croyant enfin l’avoir au bout de la langue, elle fut distraite par le bruit du couteau sur la planche à dépecer, et plus tard pour une montée d’oignons qui la fit éternuer. Santé, lui dit Paule qui éternua à son tour avant de mettre les oignons sous le filet d’eau du robinet et de venir se réfugier dans les bras de Gerganah. Elle fut rappelée aux fourneaux par la fumée de huile dans la poêle, et enclencha de suite la hotte aspirante. Malgré le vacarme, Gerganah entendit un bruit de friture et sut, à partir du résidu d’odeur, que c’était du bœuf. Par la suite, elle sentit la chaleur du four la conquérir ; et dans cette chaleur, elle avala le Fruit défendu avant de s’allonger sur le dos. Elle fut surprise, dans ce flottement où elle s’engluait, par le retour de Viracocha, qu’elle caressa un long moment, avant, soudain, de se sentir exaltée et de crier à Paule : ma patenaille... dis-moi que tu m’aimes !

Paule ne répondit pas. Elle terminait de disposer les dés de viande dans une grande assiette d’Imari, puis de récupérer la sauce réduite dans un bol à soupe ; les pommes de terre farcies, encore brûlantes, furent servies dans le même plateau. Et enfin, Paule dit Gerganah d’ouvrir les yeux ; ce qu’elle fit sur le Teriyaki de bœuf exhalant encore le saké, et la robe dorée du vacherin sur les patates. Gerganah servit alors le Cornalin dans des verres plus profonds.

Les deux femmes entamèrent le Teriyaki avec les baguettes et, sur insistance de Paule, elles se servirent des doigts. Quelques fois elles s’amusaient à échanger une pincée qu’elles mâchaient sans se presser avant de la déglutir avec une lampée de Cornalin. Gerganah comprit ainsi que Paule venait de dessiller ses yeux de ses inhibitions longtemps rejetées. Elle décida alors de ne plus se laisser ruiner par le passé ; de tout oublier : sa mère Vernonia, son oncle Dimitri, son ex-mari Oskhart, et tous ces autres comme autant de poids morts dans ses pensées. Oublier les certitudes, les craintes inutiles, la rage folle et profonde qui la poussait à toujours être sur ses gardes, à douter dans le noir, à se cacher dans la lumière du jour, à ne jamais se poser : une lapidation du temps.

Paule la couvait de ses yeux d’amande rendus luisants par le vin qui commençait à délier ses traits. Gerganah voulut lui demander pourquoi elle ne disait jamais qu’elle l’aime, mais elle se croqua la langue afin que ne s’estompe la magie du dîner.
A cet instant, retentit un bruit sec du salon : la chute d’un objet. Paule partit vérifier, et cria que c’est l’abat-jour avec lequel Viracocha s’amuse souvent. Gerganah Kovalevskaïa, un peu courbaturée, s’était remise dans le tabouret haut. Les effluves de mirin fleurissaient encore sur sa langue, et son verre à pied était enserré entre deux doigts. Elle jouissait du calme, et comme pour se nourrir de cette évasion inespérée, elle décida de penser à rien. Peu après, elle sentit comme un vent froid parcourir ses épaules alors libérées de son furisode tombé à hauteur des seins. Puis, elle se sentit secouée avec insistance. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Paule Delacrotaz se tenait devant elle, un sac de commissions dans les mains. Cette dernière chercha à savoir si c’est suite à une visite qu’elle a ouvert deux bouteilles de vin, mais Gerganah Kovalevskaïa se contenta de répondre par un sourire niais et s’enquit : qu’est-ce qu’on mange ce soir, ma patenaille à moi, tandis que dans les enceintes acoustiques la voix de Gainsbourg s’éteignait : la vie ne vaut d'être vécue… sans amour… mais c'est vous qui l'avez voulu… mon amour… ne… vous… déplaise… en dansant la javanaise… nous… nous… aimions… le temps d'une… chanson…
© Timba Bema, 2007


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