Suicide au Carrefour du triste-souvenir

Paul Bruegel, Le suicide de Saül (1562)
Huile sur bois de chêne 33,5 x 55 cm
Vienne, Kunsthistorishes Museum Wien

Cette femme traversait la rue quand elle fut balayée par une voiture roulant à tombeau ouvert. A vrai dire personne n’y faisait attention. Elle semblait parfaitement fondue dans la petite foule des cinq heures au carrefour du triste-souvenir. Que faisait-elle là ? Nul ne le sait. Peut-être faudrait-il demander aux autres badauds qui se trouvaient là aussi. Sans doute l’un d’eux la connaît. Sinon la reconnaît. Ou juste au moment de s’engager sur la chaussée il l’a entrevue sans y prendre gare. Oui-oui. Ils ont beau se demander. Ils ont beau se parler. Mais que faisaient-ils pour ne pas l’arrêter ? Pour ne pas la freiner ? Pour ne pas la voir ? Alors qu’elle traînait au milieu d’eux. Elle faisait des appels des yeux des bras du corps auxquels ils furent tous insensibles. La preuve ? Au lieu d’accourir auprès de cette femme couchée sur l’asphalte tiède ils foncent tous derrière la voiture déjà loin. Bien loin. A une centaine de mètres d’eux. Ils hurlent. Ils maudissent le chauffard. Ils lui promettent pareil accident sinon pire. Dont il serait la seule et unique victime. Mais dans leur courroux juste et spontané. Dans leur furie furieuse. Personne parmi eux n’a retenu la plaque du véhicule. Personne ne s’est souvenu avec exactitude de sa couleur. Si bien que peu après ils se disputaient encore à son sujet. D’aucuns jurant qu’elle était orange. D’autres insistants qu’elle était mandarine. Tandis que les minoritaires soutenaient dur comme fer qu’elle était jaune. Mais pourquoi se disputaient-ils au sujet de la couleur d’une voiture dont il aurait simplement fallu retenir le numéro de la plaque pour avoir une chance de l’identifier plus tard ? Pourquoi n’avaient-ils pas appelé la police ? Les secours ? Alors que cette femme couchée sur l’asphalte. Sans aucune blessure apparente. Un sourire souverain imprimé sur ses traits. Cette femme-là venait de perdre la chose précieuse qu’elle avait reçue en don le jour de sa conception. Cette chose que n’eut été son aveuglement face à tous ses déboires elle aurait refusé sèchement. Cette chose. Ce bijou si précieux que cette femme venait de perdre en un rien de temps. C’était sa vie. Oui. Cette femme. A cinq heures précises. Carrefour du triste-souvenir. Cette femme avait quitté le trottoir où elle déambulait au milieu de la petite foule de passants. Et quelques secondes plus tard elle se faisait retourner comme un pancake par une voiture roulant à tombeau ouvert. Pourquoi à cinq heures précises cette femme avait-elle quitté l’ombre douce du trottoir ? La compagnie des hommes ? La magnanimité de leurs corps défiants ? Pour faire face au destin que toute seule elle s’était choisie ? Au lieu de se le demander. Comme de savoir qui était cette femme ? Quel était son nom ? Quel était son prénom ? Avait-elle une famille ? Avait-elle une maison ? Les piétons s’étaient maintenant mis à crier. Ils vociféraient. Ils ameutaient tout le carrefour. Ils stoppaient la circulation pour raconter à tout venant le triste destin de cette femme couchée sur l’asphalte. Les pieds débarrassés de ses sandales. Et sa robe en cotonnade déchiquetée sur son corps qui présentait un aspect indemne. Sans blessure ni éraflure.


Une heure était passée. Dix-huit heures sonnaient aux portes de la ville quand s’élevèrent les pleurs sismiques d’un enfant. Agenouillé au chevet de cette femme spoliée de son bijou le plus précieux mais aussi le plus vil. Lève-toi et marche comme avant. Hurlait-il entre deux sanglots à cette femme. En vain. Qui était-il cet enfant ? Etait-ce son fils ? Se demandaient les gens en s’approchant. Bientôt ils étaient tous agglutinés autour de l’enfant et de cette femme. Les yeux horrifiés. Comme il ne sentait pas la présence de la foule nombreuse. Comme il se croyait seul au monde avec bien sûr cette femme pour seule compagnie. L’enfant continuait de lui commander de se lever et de marcher comme avant. Entre deux sanglots. Qu’avait-il vu cet enfant ? Se demandaient déjà quelques uns. Au lieu de s’intéresser à cette femme couchée sur l’asphalte ils s’inquiétaient plutôt au sujet de l’enfant qui serait peut-être traumatisé par la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux. Or ce dernier ne paraissant le moins du monde pas traumatisé. Au contraire il était ému. Si ému que de sa gorge ne sortait maintenant qu’un couinement aigue. A peine perceptible. Au bout de sa peine il leva les yeux sur la foule horrifiée qui recula de quelques pas. Pourquoi avaient-ils reculé ? Juste parce que l’enfant s’était redressé ? Qui était-il donc cet enfant pour faire si peur à des personnes mûres et bien constituées ? Se demandaient quelques autres à l’écart que cette situation tordait de rire. Alors l’enfant se racla la gorge et se mit à parler à la foule. Mais sa voix était si faible que certains crurent entendre que cette femme. Celle-là même qui était couché sur l’asphalte. Celle-là même qui avait été spolié de son bijou le plus précieux. Celle-là. Etait sa mère.



© in Mille feux, Timba Bema, Juin 2008

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