L'enfant et son Idole




L’enfant était heureux d’entrer enfin dans l’antre de son idole. Depuis des mois il attendait de pied ferme cette heure. Et à force de ne rien voir venir il s’était pris à douter de la sincérité de son père. Puisque ce dernier lui avait mis le feu à l’âme en annonçant leur prochaine visite du parc de loisirs. Il avait donc eut tort de douter. Car il était loin de savoir que celui-ci économisait mois après mois pour lui offrir une journée inoubliable. Mais qu’importait alors. Tout cela faisait déjà partie d’un passé lointain. Et pour la première fois il verrait Mickey Mouse et peut-être bien aussi quelques uns de ses compagnons d’animation. Malgré le bruissement incommodant de la foule alentour il pressentait clairement l’appel de sa voix de fausset. Elle lui disait de venir à elle. De sorte qu’il dégagea sa main gantée de celle de son père et se laissa lentement aspirer par la marée humaine. Au bout de cinq minutes d’une marche aveugle il déboucha devant un manège de chevaux. Ses yeux lui donnaient à voir un monde mille fois merveilleux que celui né de son imagination. Il comprit alors qu’il venait de se perdre dans le gigantesque parc. Mais en vérité il n’en était pas affolé. Au contraire il ressentait une joie étrange. Libre enfin de l’œil oppressant de ses parents. Même si le forain venait de le faire descendre d’un cheval de bois nommé Peste blanche. Tout simplement parce qu’il n’avait pas de ticket.
Bien entendu ses parents se précipitèrent d’avertir une hôtesse d’accueil qui donna tout de suite l’alerte. Dans les haut-parleurs du parc crépitait peu après le nom du Perdu. L’enfant entendait mais ne reconnaissait rien de familier à ces syllabes crachées avec un calme suspect par la speakerine. Il se prit même de compassion pour les parents de ce gamin dont les frasques fendraient le cœur à toute personne normalement constituée. Et il voulut être le premier à le retrouver. A peine leva t-il la tête pour laisser courir ses yeux dans les splendides châteaux alentour. Que David Copperfield l’enleva du sol pour en faire le témoin privilégié du tour qu’il s’apprêtait à livrer. Et c’était parti pour la grande aventure. L’enfant était passé de l’autre côté de son imagination. Il vivait enfin dans les histoires qui avaient aiguisé l’appétit de son esprit fragile. Le magicien le chaussa d’un chapeau melon un peu trop large sur les bords. Mais qu’importait. Il était devenu en un quart de seconde un bel élégant aristocrate anglais. Et pour rien au monde il n’aurait accepté de céder cette place de choix. Après de ridicules gesticulations et des braillées illogiques du magicien une colombe aux couleurs de l’arc en ciel surgit du couvre-chef et se posa sur son épaule. Les applaudissements qui s’en suivirent le secouèrent d’effroi. Et il s’enfuit précipitamment dans les coulisses. Là il aperçut Mickey Mouse qui balançait hargneusement sa combinaison au-dessus d’une malle. De sa cachette derrière des caisses d’accessoires ses yeux ronds ne rataient rien du démaquillage du comédien.
Pendant ce temps sa mère pleurait toutes les larmes de son corps. Elle reprochait secrètement au père sa distraction. Et chaque fois que les haut-parleurs crachaient le nom de son enfant une contraction brève lui soulevait l’abdomen. Où est-il à cette heure ? Lui pourtant si fragile.

En effet l’enfant se montrait fragile. De plus en plus fragile. Voir son idole devenir un homme gras et laid lui arrachait des cris d’horreur. On aurait dit qu’il regardait l’innommable droit dans les yeux. Si bien qu’il fut vite débusqué par ce dernier. Le silence de l’enfant face à ses questions le découragea presque. Mais alors qu’il songeait à le confier à l’accueil il eut l’idée de lui faire un tour. Il chaussa donc sa tête de souris et couina du museau. Ce qui arracha un sourire timide à l’enfant. En conséquence le comédien décida de se rhabiller. Et au fur à mesure la bonne humeur gagnait les traits de l’enfant. Alors Mickey Mouse l’entraîna dans un toboggan interminable. Dont les courbes sinueuses arrachaient des cris de joie à l’enfant. Ensuite de quoi ils firent une escalade dans les montagnes russes. Pour terminer par une chevauchée circulaire sur un cheval de bois. Peste blanche. Duquel l’enfant ne voulait pas descendre

Pendant ce temps le père passait sa colère sur les hôtesses d’accueil. Il les traitait de tous les noms. Fainéantes. Incompétentes. Malotrues. Et il décida au bout du compte de partir lui-même à la recherche de la chair souillée de sa chair. Sa femme qui marchait derrière lui n’arrêtait pas de maudire ce dos abattu par le poids d’une vie minable. Elle lui reprochait entre autres de ne pas avoir su lui donner un enfant viable sous toutes les coutures. En lieu et place de cette moitié d’homme dont les crises alimentaient leurs jours d’un désarroi insurmontable.

Ils marchaient donc. Et du côté du manège l’enfant refusait de descendre de son cheval. Mickey Mouse devait chaque fois lui payer un tour pour s’assurer de son calme. Il était vrai que l’une des clauses de son contrat saisonnier exigeait de lui une gentillesse particulière à l’égard des enfants. Mais il n’était stipulé à aucun endroit qu’il devait en être aussi le nounou. Bien que ces considérations lui taraudaient l’esprit toute dureté le quittait lorsque l’enfant posait sur lui ses yeux de glace. Il avait déjà compris à quel type de petit d’homme il avait affaire. Et le voir sourire d’une joie incommensurable dans sa chevauchée fantastique lui réchauffait franchement le sang. On aurait dit qu’il regardait son propre enfant se consumer de bonheur. Oui. Là était le handicap du comédien. Il avait toujours voulu fonder une famille. Mais la vie avait décidé autrement pour lui. Pas moyen de s’établir en ménage avec une bonne femme. Pas moyen d’en charmer une qui accepterait comme seul et unique principe de vie l’incertitude de la route. Alors il se consolait devant la joie de l’enfant. Et se frottait les mains dans sa combinaison pour se réchauffer du froid qui commençait à le gagner.

Au terme du huitième tour il proposait à l’enfant de se reposer devant un chocolat chaud. Ce dernier s’en enhardit et le suivit dans la cafétéria la plus proche. Ils étaient assis l’un en face de l’autre. L’enfant trempait prudemment sa langue dans mousse onctueuse de son chocolat. Tandis que le comédien sirotait sa bière avec une paille car le petit d’homme lui avait refusé d’ôter son masque. A la moitié de son breuvage l’enfant lui sourit comme jamais il n’avait vu. On aurait dit qu’il reconnaissait quelqu’un d’autre en lui. Sans un mot l’enfant parvenait à l’ébranler. D’ailleurs il ne se posait aucune question sur son identité ni sur ses parents. Bien qu’il se doutait que l’enfant n’aurait pu venir au parc de loisirs par ses propres moyens. Penser également que ce dernier pouvait être perdu ne lui traversait même pas l’esprit. Cet enfant était son trophée. La récompense d’une vie minable menée à la satisfaction justement des enfants. Oui. N’était-il pas leur idole à tous et à toutes. Leur élu dans la galaxie des idoles. Et dire qu’il aurait fallu d’une transformation en souris pour enfin attirer l’attention et même l’affection de l’un d’eux. En retour de sa sympathie le comédien lui fixa un nez de clown. Alors l’enfant semblait devenir quelqu’un d’autre. Le comédien lui passa donc un masque. Et l’enfant semblait s’éveiller d’un siècle de sommeil. Des ressources tapies au fond de lui faisaient surface sous le regard étonné de Mickey Mouse. Il se sentait fort. Le petit air désolé d’être encore parmi vous qui habitait sagement ses traits innocents avait disparu sous son nouvel accoutrement. Alors il bondit de son banc. L’enfant. Et sous le regard médusé du comédien il s’ébranla parmi la foule en beuglant comme un taureau de feria. Ses premiers cris de vitalité en dehors de ses cris habituels de mort. Et ceux-ci offerts comme un vin neuf au comédien qui versa une larme de joie. On aurait dit qu’il assistait aux premiers balbutiements de son enfant. Et son émoi fut encore plus grand lorsqu’il entendit le gamin commander à la foule de s’écarter pour laisser passer le clown. Et la foule s’écartait sans résister. Amusée qu’elle était par ce bonhomme impétueux qui se dirigeait sur une scène animée par les frères Rapetou.

A une centaine de mètres de là ses parents le cherchaient toujours. La nuit commençait à couvrir l’épaisseur des nuages. Les lampadaires étaient sur le point de cracher à la face des ténèbres leur ambre rassurante. Mais nulle trace de l’enfant nulle part. Ils se mortifiaient l’âme de reproches. Lorsqu’ils furent interpellés par la clameur d’une foule en délire. Ils y allèrent donc jeter un coup d’œil. Et qui virent-ils sur scène ? L’enfant. Ils venaient de retrouver le sang souillé de leurs sangs. Mais la situation les avait quelque peu refroidis.

Les frères Rapetou avaient d’abord été déconcertés par l’entrée en scène impromptue de l’enfant. Mais très vite ils surent comment tirer profit de son impétuosité sans fard pour relancer leur spectacle moribond. Car les hommes et leurs enfants préfèrent toujours se mettre du côté des gens apparemment bien. Ils pouvaient se frotter les mains d’avoir eu la bonne intuition au bon moment. Puisque la foule avait rappliqué très vite aux abords de la scène. Sous l’effet d’un bouche à oreille qui avait marché à la perfection. Et l’enfant dans tout cela ? Il donnait magistralement la réplique aux brigands. Lorsque ceux-ci étaient sur le point de dévaliser une banque il surgissait derrière eux et les chassait à coups de pieds et de mains. Lorsqu’ils se trouvaient logiquement sans pain il disait Abraxadabra et une table digne d’un festin royal se dressait aussitôt au milieu d’eux. Sinon il faisait aussi des gags traditionnels de clown. A la seule différence que contrairement à ces derniers il y mettait une foi qui paraissait sincère. Une foi que la voix de la speakerine appelant son nom ne parvenait pas à ébranler. D’ailleurs la foule se doutait bien du talent inné de ce clown enfant. Il lui semblait qu’il était né pour la scène. Car il s’y trouvait à l’aise comme en son milieu naturel. Cette rumeur parvenait jusqu’aux oreilles des parents qui se trouvaient à l’arrière. Ils ne parvenaient pas y croire. Certes ils étaient heureux d’avoir retrouvé leur enfant. Mais ils étaient loin de concevoir que cela se serait fait dans pareilles circonstances.

Les frères Rapetou épuisèrent tous les tours possibles avec l’enfant mais le spectacle devait avoir une fin. Des acclamations nourries saluaient les comédiens. Et plus particulièrement l’enfant. Des mouchoirs et des dessins griffonnés à la va-vite lui étaient jetés sur scène. Ensuite de quoi un des Rapetou remercia la foule et demanda à qui était l’enfant. Le cœur du père tressaillit soudain. Ainsi que celui de la mère. Ils n’osaient lever la main par crainte d’une réprobation de la foule. Oui. Ils avaient perdu de vue leur enfant. Leur unique enfant. Et pour cela ils étaient impardonnables. A côté d’eux Mickey Mouse hésitait à réclamer l’enfant. Il se doutait bien que les parents de ce dernier surgiraient dès lors qu’il serait attaché à lui. Alors il attendait. Attendait. Et lorsqu’il fut certain que la voie était hors de tout danger il leva prudemment la main. Mais celle-ci tremblotait de nervosité. Et avait de la peine à dépasser la cime de têtes devant lui. A cet instant la mère hurla : c’est mon enfant !
Bien que leur journée fût gâchée les parents étaient heureux de l’avoir retrouvé sain et sauf. Ils lui achetèrent même une glace avec des boules de couleurs différentes. Mais ils savaient avec certitude que l’enfant leur était perdu à jamais.




© Timba Bema, 2008



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Monument de la laideur

« Pour qui j’écris vraiment ? » ou l’art de se poser la question

Cette histoire de la violence