La tunique du mort [1]

J’avais, j’avais ce goût de vivre chez les hommes, et voici que la terre exhale son âme d’étrangère…” Pluies V, Saint-John Perse.




[1] Le mort est bien mort, avaient attesté les gardiens de la vie, tous réunis pour la tragique occasion au pied du mont Pelé, devant une foule grouillante et attristée, dont la rumeur sonore envahie aussitôt l’espace, couvrant par là même le rugissement sourd de l’océan au loin, déchaîné alors comme par un épisode de tempête. Equatoriale.

[2] Le mort était mort de sa plus belle mort. A son grand malheur, au mort, il portait sur lui une tunique de lin blanc, une de ces tuniques tissées avec dévouement et patience par les étranges matrones d’Ispahan, qui crachent des lances de soleils mûrs à point, des lances au tranchant si vif que les prunelles de l’âme s’irritent à leur proximité, les belles prunelles de l’âme. Dans son incommensurable tristesse, une voix inconnue surgit dans la foule, la voix d’un inconnu qui n’avait pour lui que la tristesse et le remords, l’innocence d’une tête à claques, et cette voix, cette voix pourtant tonique et froide, laminée encore par le fiel du rhum et la fumée des habanas, cria son désespoir parmi la foule désespérée : Ô les moi-mêmes, commença t-il. J’ai vu l’ange du mort. Et vous savez quoi, celui-ci m’a dit à moi, je dis bien à moi, que sa tunique est sacrée. Sacrée! entendez-vous ?

[3] Il n’en fallait pas plus à cette foule désespérée, pétrie de sa désespérance, pour que celle-ci se précipite sur le corps-rocher du mort, du mort bien mort, du mort mort de sa plus belle mort, afin de le débarrasser en un clin d’oeil de sa tunique de lin blanche, et s’en disputer les lambeaux, jusqu’à ce que tout un chacun, enfin, ait eu sa part du mort. Le plus étrange dans toute cette agitation babélique fut que, même les gardiens de la vie, ces géants aux pieds montés sur des consonnes et des voyelles, prirent eux aussi part au funeste festin ; ils n’hésitèrent d’ailleurs pas à arracher, en plus de la tunique, qui une touffe de cheveux, qui un peu de la chair du mort, bref, tout ce qui, mis plus tard dans une prison de verre, leur rappellerait à jamais, non pas le mort, ni sa tunique de lin blanche non plus, mais… quoi, au fait ?
 





La tunique du mort (1) in La tunique du mort ©Timba Bema, 2008

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