
Le génocide est le mal absolu. En ce sens
qu’il vise l’éradication d’un peuple. Quand un génocide est en train de se
dérouler, et que quelques voix à peine audibles le dénoncent, nombreux sont
ceux qui en doutent, crient à l’exagération, à l’incompréhension, à la
manipulation, exigent des preuves solides, convaincantes, irréfutables, comme
des juges du haut de leurs magistères qui voudraient fonder leur sentence sur
des faits, rien que des faits, du tangible, tangible dont ils contestent par
ailleurs la véracité sinon l’importance. Quant aux autres, ils jettent la tête
au loin et se laissent submerger par le tumulte ambiant qui répand sa chanson
soporifique, celle-là même dont la molécule ouvre l’esprit aux mille sommeils
elliptiques. Au début, on minimise toujours l’ampleur de la destruction en
cours de la matière humaine. C’est que le terme « génocide » suscite
instinctivement une levée de bouclier, un réflexe d’autodéfense comme cligner
des yeux quand une poussière se pose sur la cornée, parce qu’il renvoie au
tragique d’un imaginaire singulier. On ferme les yeux pour ne pas voir les
quelques vidéos amateures qui circulent sur les réseaux privés. On se bouche
les oreilles pour ne pas entendre les appels à l’aide au milieu du vacarme
incessant d’un monde qui se maintient en sevrant le plus grand nombre de ce
nectar essentiel que l’on appelle le sens. On se laisse entraîner par le flot
incessant de distractions qui inscrivent l’existence dans le registre de la
légèreté, de l’insouciance, de la vacuité qui rappelle la course des nuages
au-dessus de nos têtes. On refoule les bribes qui remontent en zigzagant le
cours de la mémoire. Un autre Majdanek n’est plus possible. Un autre Terezin
non plus. Encore moins un Auschwitz-Birkenau. Tout ça c’est du passé. Les corps
chétifs, les yeux exorbités, débarrassés du sourire, de la curiosité, de la
chaleur et de la lueur qui caractérisent le regard humain. C’est du passé. Les
corps tranchés, pourfendus, coupe-coupés par des machettes enragées dans les
rues de Kagali et les vertes pentes de Bisesero. C’est encore du passé. Le
silence ainsi que les circonvolutions des bonnes consciences les rendent
complices de la destruction planifiée d’une parcelle de leur humanité.
Puisqu’on réfute, on ne peut donc pas dénoncer. Puisqu’on doute, aucune prise
de position à la hauteur de l’événement n’est possible, et encore moins toute
action visant à l’enrayer. Pourtant, en de pareille circonstance, la
dénonciation est le seul acte salutaire, car il trace la blanche ligne de
démarcation avec le bourreau et place donc le dénonciateur du côté de la
victime, la seule position juste. Que les bonnes consciences ne disent donc pas
qu’on exige la mise entre parenthèses de leur faculté de juger. La prise en
otage de leur liberté. Comment peut-on empêcher celui qui ferme les yeux de voir
? Comment peut-on empêcher celui qui se bouche les oreilles d’entendre le chant
d’agonie du faible ? Comment peut-on repousser l’indifférence quand elle a pris
ses quartiers dans ce corps préoccupé seulement par sa conservation ? On crie.
On alerte. Les plus généreux y voient la marque de la folie. Les autres exigent
les preuves que l’évènement est bel et bien en train de se dérouler. Alors on
sort la liste des massacres, les dates, les lieux, le nombre de victimes, les
circonstances détaillées de leur mort. On sort des photos, des vidéos, des
témoignages de survivants. On projette sous leurs yeux le faisceau de douleurs
aux couleurs de la tragédie, mais à quoi ils refusent, dans un entêtement
incompréhensible, la qualification de génocide. Le mot, estiment-ils, a été
lancé dès les premières violences. Sans le recul nécessaire pour juger en toute
objectivité. Pourtant, tout accès de violence est précédé par des années et des
années de rhétorique deshumanisante. Au cours desquelles on assiste à la fabrication
de l’ennemi débarrassé comme par artifice de ses traits humains. Une fois
animalisé, on en appelle à sa destruction pure et simple. Comme on peut tuer à
la chaîne des vaches, des cochons ou des poulets sans éprouver le moindre
remord. Oui, on tue d’abord avec des mots avant de tuer avec des armes. On
exclut à travers des politiques publiques ciblées, des lois stigmatisantes, on
pousse au repli, à la marge sinon à l’exil. On le rend vulnérable. On le
fragilise. La peur est profondément incrustée dans chaque millimètre carré de
son gros intestin. Il tremble comme une feuille au moindre bruit suspect. Ses
nuits sont hantées par les cris de terreur et par les flammes. Il est si faible
que parfois il se surprend à appeler la mort de tous ses vœux. C’est ici que la
violence entre en jeu. Elle s’attaque au corps après avoir laminé l’esprit.
L’élimination d’une parcelle de l’humanité est
toujours une décision du pouvoir. Il faut avoir des moyens colossaux pour
mettre en œuvre ce dessein macabre. D’abord il faut des armes, mais aussi un
arsenal discursif dont des médias en charge de la propagande, cette basse besogne qui consiste à imposer à
force de répétition une lecture orientée de l’événement. En d’autres termes, à
fabriquer de façon tout à fait artificielle le réel. Les obstacles qui se
dressent devant les quelques voix qui dénoncent sont ceux érigés par le pouvoir
qui veut terminer sa tuerie dans le silence. C’est que le crime déteste le
bruit, comme il déteste la lumière. Il préfère l’obscurité qui voile le visage
du malfrat. L’horreur doit être cachée ou travestie afin qu’elle n’apparaisse
pas pour ce qu’elle est c’est-à-dire une abjection, elle ne doit pas susciter
le dégoût, l’indignation, le sursaut qui pourraient se transformer plus tard en
contestation politique. Seule la chute du pouvoir pourrait mettre fin à la
propagande et révéler l’événement pour ce qu’il est. Ainsi, c’est bien souvent
la chute du pouvoir qui met un terme au génocide, comme le vérifie la chute du
pouvoir Hutu au Rwanda ou celle des Nazis en Allemagne. Et pour cause : la
propagande fonctionne comme un endoctrinement. Elle n’animalise pas seulement
la victime, mais aussi le bourreau qui se voit privé de sa faculté de juger, de
sa faculté de sentir par lui-même. Il doit voir ce qu’on lui montre, et répéter
ce qu’on lui dit, sans jamais interroger le discours qui ne souffre d’aucune
faille, qui se suffit à lui-même, en ce sens qu’il n’a pas besoin d’être
vérifié, validé. Le bourreau est comme un zombie sinon un décérébré. Quelqu’un
qui en chemin a perdu son âme, qui n’est plus lui-même. Ici, on peut penser à
la possession. Le bourreau a subi une réduction de son cerveau, ce qui en fait
une bête malléable, prête à se déchaîner dès le premier coup de sifflet de son
maître. Ce n’est qu’une fois le génocide stoppé par la chute du pouvoir, qu’il
revient alors peu à peu à lui-même. Il retrouve ses facultés. Ses yeux de
nouveau voient. Ses oreilles de nouveau entendent. Sa perception du réel n’est
plus tronquée. Les preuves jadis récusées commencent à être vues pour ce
qu’elles sont, à savoir les éléments constitutifs d’une ignominie. Pour ne pas
éprouver sa lâcheté, pour alléger le poids de sa culpabilité naissante, il
vitupère :« plus jamais ça !». Il tempête : «il faut punir les coupables !». Il
revendique : «il faut faire toute la lumière sur ce drame !» Des victimes
expiatoires sont vite désignées pour laver le corps et la conscience qui en
sortent purifiés, outillés pour oublier ce passé lugubre qui après tout n’était
qu’une parenthèse, fusse-t-elle ensanglantée. Ainsi fonctionnent les hommes, de
génération en génération. La première loi de leurs comportements étant celle de
l’auto-conservation. Même les nobles indignations suivent la courbe basse des
intérêts. Quand ça nous sert, on se tait. On avale sa langue. On rase les murs.
On jette les yeux en brousse. Et les cils aussi. Quand ça nous est profitable,
on parle, on dénonce. Dans le fond, il n’y a rien de foncièrement récusable
dans le fait que chacun veille à sa conservation. En revanche, c’est le zèle
des lâches, après l’effondrement du pouvoir, qui est condamnable. Puisque
celui-ci se fait sur le dos des rares voix qui avaient hurlé au moment où la
plupart ne voulait rien entendre, rien voir, rien dire sur le génocide en
cours. L’opinion est certes la résultante des rapports de pouvoir dans la
société. Mais, la peur ne saurait être notre horizon devant la déflagration que
constitue le génocide.
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