Monument de la laideur
Contexte
La date
choisie pour l’inauguration de la statue du Mpodol n’est pas anodine. Elle est
celle de la commémoration de son assassinat en 1958 par l’armée française à Libelingoï,
à quelques encablures de Boumnyebel. En d’autres termes, un ordre a été donné au
sommet de la ligne de commandement français, et cet ordre a été réellement
exécuté sur le terrain par des agents de ce commandement. À cette occasion, l’UPC
inaugure une statue de son leader historique. Parmi les invités de cette
cérémonie, on note la présence de Tonye Bakot l’archevêque de Yaoundé, du
pasteur Njamy Wandi, ainsi que des autorités administratives de la région. L’hôte
de marque est sans conteste l’ambassadeur de France Christophe Guilhou qui va
d’ailleurs prononcer un discours. Cet événement prépare la visite d’Emmanuel
Macron au Cameroun en juillet 2022, visite dont le but est de renforcer l’encrage
de ce pays dans le bloc atlantiste à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la
Russie. À Yaoundé, le président français annonce qu’il souhaite « lancer (…) un
travail conjoint d’historiens camerounais et français » pour « faire la lumière »
sur l’action de la France au Cameroun pendant et après la colonisation. Toutefois,
ce changement de paradigme proclamé débouche sur une surprenante cérémonie qui signale
autre chose que la refondation de la relation franco-camerounaise. Au
contraire, on assiste à la sanctification de sa configuration existante, en ce
sens qu’il s’est produit une scène frappante qui fournit une masse
d’informations sur la psychologie et l’intention des acteurs en présence.
Le danseur
d’Assiko
Pour distraire
l’hôte d’honneur, comme cela se faisait lorsqu’un administrateur colonial sillonnait
sa zone de commandement, un danseur d’Assiko est réquisitionné. Au paroxysme de
sa prestation, ce dernier s’allonge à plat ventre, une bouteille de bière
reposant sur sa tête, devant l’ambassadeur de France. Représentons-nous la
scène. Le danseur est couché à plat ventre aux pieds de Christophe Guilhou qui
est assis dans un fauteuil confortable. Sur la tête du danseur, une bouteille
de bière tient en équilibre. Il ne s’agit pas de n’importe quelle bière. Mais de
la marque 33 Export, une des plus consommées par les Camerounais et
détenue par une société à capitaux français. Le groupe Castel, puisqu’il s’agit
bien de lui, est le premier investisseur français au Cameroun. Au premier
regard, c’est la soumission qui est ici mise en scène. Mais, avant de trancher
ce point, intéressons-nous à l’Assiko ?
C’est une
danse de fête inventée par les Bassa dans la première moitié du 20e
siècle. Elle présente quelques similitudes avec l’Ambass Bey des Sawa rythmiquement
plus lent, notamment dans ses chorégraphies rappelant les danses de salon
européennes. Comme le Mbongo Tchobi, l’Assiko est un marqueur de la culture
bassa. Alors que dans l’Ambass Bey le mouvement est accentué autour des
épaules, dans l’Assiko c’est le bassin qui est mis à l’honneur. Son roulement
frénétique est le signe de la grande maîtrise du danseur. Mais l’Assiko a également
une dimension acrobatique, voire circassienne. Le danseur devient performeur.
Il se contorsionne, exécute des figures appelant une souplesse du corps et des
articulations. Dans sa panoplie, on recense des gestes qui relèvent de
l’extraordinaire. Par exemple, il avale des tessons de verre, des lames de
rasoir ou du feu. Il décapsule aussi une bouteille avec ses dents sans s’aider
de ses mains, il en boit d’une traite le contenu ou la tient en équilibre sur sa
tête tout en continuant de se trémousser. L’exercice fait donc bien partie des prouesses
attendues du danseur d’Assiko. Mais, la particularité de la performance du 13
septembre 2021 est le fait que le danseur se couche à plat ventre aux pieds de
l’ambassadeur français. Celui qui intervient dans la cérémonie pour égayer les principaux
acteurs lui donne, par son geste, une signification tout autre, peut-être même
sa réelle signification qui, éclatant au grand jour, ne peut que gêner son ordonnateur
à savoir Bapooh Lipot. De la main, il fait signe au danseur d’arrêter.
L’ambassadeur de France quant à lui est tétanisé et ses yeux doivent être
révulsés derrière ses lunettes de soleil.
Christophe
Guilhou
Le 13
septembre 2021, l’ambassadeur français est sur le point de quitter le Cameroun.
Il est remplacé quelques jours plus tard par Thierry Marchand qui est un
général de corps d’armée, ce qui en dit long sur la perception par la France du
risque sécuritaire au Cameroun. Contrairement à son successeur, Christophe
Guilhou est un diplomate de carrière. Il arrive au Cameroun en 2019, soit 2 ans
après le début de la guerre civile dans l’ancien état du Southern Cameroons (Ambazonie)
et en pleine crise postélectorale à la suite de la présidentielle de 2018. Il a
deux principaux objectifs : 1) mettre un terme à la crise postélectorale
et 2) bloquer le dossier ambazonien à l’ONU dont il connaît les rouages pour y
avoir passé 3 ans comme représentant adjoint de son pays. Le moins que l’on
puisse dire c’est que l’homme a rempli sa mission. La crise postélectorale
s’achève en 2021 alors que des centaines de militants du Mouvement pour la
Renaissance du Cameroun (MRC), le parti de Maurice Kamto qui revendiquait la
victoire, croupissent en prison et le cas ambazonien est au point mort à l’ONU.
Au plus fort de la crise postélectorale, le diplomate est proche de Biya
qu’il voit toutes les semaines. C’est sous son mandat que se tient du 30
septembre au 4 octobre 2019 le Grand Dialogue National dont la visée principale
est de réchauffer les relations entre Biya et Macron, réchauffement couronné
par la rencontre entre les deux présidents en octobre 2019 à Lyon. En outre,
l’ambassadeur français multiplie les gestes d’apaisement envers les Bamiléké
martyrs comme les Bassa de la dernière phase de la lutte pour l’indépendance. On
se souvient également que le diplomate français a été fait Souh Fo’o (l’ami du
roi) des Foto et des Bafou, et qu’il a reçu le titre de Menkam (patriarche) des
chefs traditionnels du Ndé. C’est dans la continuité de cette démarche qu’il
qualifie lui-même de « réconciliation des mémoires » que Christophe Guilhou assiste
à la commémoration de l’assassinat par son propre pays de Ruben Um Nyobe pour
sceller la réconciliation des Bassa avec la France.
La question
mémorielle
Au Cameroun, la
question mémorielle se pose dans des termes clairs : la France doit
reconnaître sa responsabilité dans les massacres des Camerounais qui
n’aspiraient qu’à la liberté et à la dignité. Elle cherche encore à gagner du
temps, en réactivant la restitution des biens culturels volés pendant la colonisation,
un sujet qui ne passionne d’ailleurs pas les Camerounais qui savent que la
colonisation leur a arraché bien plus que leurs statuettes, leurs masques et
autres artefacts. Les travaux des spécialistes sont suffisamment avancés pour
permettre une lecture factuelle de cette période. La création d’une commission
d’historiens par la partie française en juillet 2022 n’est qu’une façon habile
de repousser l’échéance des excuses officielles et surtout de contrôler la
narration du passé tout en préservant son influence dans le pays. En cette
heure, les forces politiques camerounaises ont besoin du soutien de la France
en vue de la prochaine transition politique qui s’annonce agitée. C’est pour
cette raison que Christophe Guilhou n’a pas exprimé le moindre remords devant
la statue de Ruben Um Nyobe qu’il est pourtant venu inaugurer. De même, la
société civile conduite par l’historien Achille Mbembe lors du sommet Afrique-France
de Montpellier en octobre 2021, lui qui a également fait partie de la
délégation du président français au Cameroun, la société civile n’a pas réussi
à arracher un mot de contrition ou de regret à la France. Oui, on doit
constater ici sa vacuité. La question mémorielle est simplement un levier que
les décideurs camerounais actionnent en fonction de leur agenda interne. Mais,
elle ne représente pas le nœud, le point d’achoppement de la relation
franco-camerounaise. Comment comprendre le geste de soumission exécuté par le danseur
d’Assiko devant Christophe Guilhou avec sa bouteille de bière en équilibre sur
la tête ? Pour cela, il faut convoquer la mathématique politique camerounaise.
Mathématique
politique
En politique,
les Camerounais sont avant tout des pragmatiques et non des idéalistes. Ils
mènent une action parce qu’elle va concrètement leur rapporter quelque chose à
court ou à moyen terme. Même l’adoption d’une position de principe est passé au
crible de l’intérêt. L’acteur se demande : quel bénéfice je retire de telle
position de principe ? Si la réponse est négative, alors il opte pour une autre.
Pour lui, le plus important est de rester en vie. Il ne veut pas mourir « bêtement »
et laisser sa famille dans le dénuement. Il arbitre donc entre les retombées
escomptées de telle ou telle action et choisit en dernier ressort celle qui lui
rapporte le plus. C’est cela la mathématique politique camerounaise qui
explique nombre de ralliements, de retournements de veste que d’aucuns qualifient
de trahisons. La position de Bapooh Lipot et de certains protagonistes de la
société civile découle de cette question : qu’est-ce que la lutte pour
l’indépendance nous a apporté ? Pour eux, la réponse est rien, puisque le Cameroun
reste sous la férule de la France. Ce sentiment est renforcé auprès des
Bamiléké et des Bassa, car toute la politique intérieure de l’état vise à les
contenir, à les endiguer. La mathématique politique camerounaise a été définie
par deux acteurs de premier plan à savoir Ruben Um Nyobè et Fongum Gorji Dinka.
Dans ses propos rapportés par l’abbé Mongo lors d’un entretien datant de 1957, le
Mpodol aurait confié au prélat : « Je ne peux accepter en l’état une prise
du pouvoir dans le seul souci de protéger les intérêts du colon tout en
trahissant le pacte patriotique et républicain qui lie tous les fils de notre
cher pays, ceci par la dissolution pure et simple du nationalisme. Le faisant,
le peuple Bassa dont je suis issu jouira alors de tous les privilèges du colon,
mais qu’adviendra-t-il des autres membres de notre collectivité ? » Quant à Fongum
Gorji Dinka qui détient la paternité du terme Ambazonie, il écrit dans Pour
un nouveau contrat social, un discours qu’il aurait dû prononcer en mars 1985
pendant le congrès constitutif du Rassemblement Démocratique du Peuple
Camerounais, le parti de Biya : « Ce système a ouvertement invité chacun
des groupes ethniques à se battre pour installer un de ses membres au pouvoir,
pour avoir la garantie de sécurité personnelle. » La mathématique politique
camerounaise consiste donc à contrôler l’état et la marchandise sous
l’arbitrage de la France. Le pardon unilatéral de Bapooh Lipot repose sur le
sentiment largement partagé chez les Bassa qu’ils n’ont tiré aucun bénéfice de leur
implication dans la lutte pour l’indépendance. En outre, ils comparent leur
position à celle des Bamiléké, qui eux non plus n’ont pas attendu le pardon de
la France pour entamer un rapprochement, malgré le dépôt, en juin 2022, d’une
plainte pour crime contre l’humanité et crime de guerre par le Comité de
développement de la communauté Fotouni. En effet, l’exposition « La route des chefferies »
est organisée au musée du Quai Branly d’avril à juillet 2022, et une enveloppe
de 1,3 milliard de francs CFA est dégagée par l’Agence Française de
Développement pour promouvoir le tourisme dans l’ouest du Cameroun. Comme le
monument de Um Nyobè inauguré le 13 septembre 2021 à Boumnyebel, le visage de
la relation franco-camerounaise actuelle est laid, parsemé de boutons, de
taches et autres pustules qui en soulignent la laideur. Par chance, celle-ci
peut être dépassée, pour peu qu’on se donne de la peine.
France-Cameroun :
quel avenir ?
La relation
franco-camerounaise n’a sensiblement pas bougé depuis les années 60 dites
des indépendances. Celles-ci se sont caractérisées par le déploiement de
l’influence française pour continuer de maîtriser le devenir de son ancienne
colonie. Une dynamique saine entre les deux pays repose non sur la volonté des
décideurs français, mais sur leurs homologues camerounais. Une fois que ces
derniers seront convaincus de la nécessité d’affirmer leur être au monde, alors
on pourra véritablement ériger non plus un monument de la laideur, mais un
monument de la beauté pour célébrer la quête de liberté et de dignité
qu’incarne et incarnera toujours Ruben Um Nyobè, le Mpodol, le porte-voix.
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