Pour qui sont les morts qu'on pleure tout bas ?

 

Pour qui sont ces morts

Qui sont ces morts

Ces morts

Qu’on pleure tout bas ?

 

En 1916, la France et l’Angleterre se partagent la colonie allemande du Kamerun. Le territoire placé sous la tutelle de la France accède à l’indépendance en 1960 sous le nom de République du Cameroun. Quant au Southern Cameroons, le territoire placé sous la tutelle de l’Angleterre, il accède à l’indépendance en 1961 par son rattachement à la République du Cameroun. Les deux états forment alors une fédération qui est dissoute en deux actes : en 1972 par voie référendaire et en 1984 par décret présidentiel. En 2017, des enseignants, des avocats et la société civile de l’ancien Southern Cameroons dénoncent son démantèlement. La réaction de Yaoundé est radicale : Paul Biya les qualifie de « terroristes sécessionnistes » et leur déclare la guerre.



Au début du conflit, on compte les morts, on recueille leurs noms, on dresse une liste, pour se persuader qu’ils ne sont pas tombés pour rien. Sinon, pour la brandir aux yeux de la communauté internationale comme la preuve des abominations infligées par l’état. La liste s’allonge au fil des jours, complétée par des photographies, des témoignages, des vidéos, des rapports circonstanciés. On veut alarmer. Pousser à l’action, en montrant la guerre telle qu’elle se produit au quotidien. Une boucherie. Dans un silence assourdissant. C’est que le pays tout entier est plongé dans la consternation. On n’ose pas parler. On n’ose pas contester cette guerre fratricide, cette guerre inutile, dictée par l’orgueil d’un homme sur le déclin. Par crainte, on se tait. Devant cette guerre qui a été décrétée dans l’intention de punir. De fermer la porte à toute possibilité de résolution pacifique. Dialogue. Niet, dit-on au palais de l’Unité. Niet, au nom de l’Unité. La sacro-sainte Unité. La dogmatique Unité. Fétiche suprême. Il faut que ces Anglophones, ces citoyens de seconde zone, ces morceaux de sucre qui doivent se dissoudre dans la bassine d’eau francophone, il faut les marquer dans leur chair, dans leur âme, il faut que le sang répandu, les corps troués, dépecés, brûlés vifs, que les maisons, les marchés, les motos, les biens, les villages réduits en cendres, que les conditions misérables de vie dans le bush ou dans un camp de réfugiés au Nigéria, les découragent à tout jamais de lever la tête.

 

L’état camerounais est l’héritier de l’état colonial dont la fonction première était de protéger par la violence la vaste entreprise de pillage établie au profit d’une minorité. Il ne laisse à ses ressortissants que le choix entre la soumission et l’exil. L’individu court en permanence le risque d’être dépossédé de son corps, qui peut être à tout moment emprisonné, torturé ou assassiné. C’est cet état, qui justifie sa violence par la nécessité de consolider l’unité nationale, un état qui a fétichisé l’unité alors que dans les faits il perpétue la vision coloniale d’une société divisée en tribus, une société dont l’équilibre repose sur une hiérarchisation de celles-ci, c’est cet état qui répand la mort et la désolation sur les flancs du mont Fako.

 

Au fur et à mesure que les cadavres s’amoncèlent, on ferme les yeux pour ne pas voir, comme si fermer les yeux supprime leur réalité. Mais, on a beau les fermer, les yeux, par réflexe ou par lâcheté, une fois que les rétines sont impressionnées, l’esprit continue de voir, matin, midi et soir. On n’arrive pas à chasser le corps calciné de Mami Happi, la tête coupée de Sam Soya, le bébé Martha, Enow Egbe, Augustine Atanga Awah, Abokwa Clif Penda, Donatus Azeh... le compteur s’est soudain arrêté à 3000 morts. Peu à peu se dessine la trame d’un génocide procédant par des massacres successifs de groupes de petite et de moyenne taille. Abana, Babanki, Bafut, Bamenda, Batibo, Belo, Bum, Ekona, Fongum, Ikata, Kwakwa, Kumbo, Mankon, Menka, Mutenguene, Muyuka, Ngarbuh, Pinyin, Sop, Widikum, Wum… plus de 450 villages en portent la mémoire...


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