Requiem pour Fadimatou et Ousmane

 I — 

 

 

 

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ?

 


La voix, tu entendais encore et toujours la voix. Pour la noyer tu as avais mis ton casque et poussé à fond le volume. Pourtant, tu entendais toujours la voix. 

 

Elle marchait, son garçon sur son dos. Il ne devait pas avoir un an, mais son visage était celui d’un adulte qui avait déjà compris toute la tragédie de ce monde. Son monde. Elle marchait, d’un pas mal assuré, elle n’était plus là, sur ce chemin sablonneux qui la conduisait au pied de la montagne, parce qu’elle avait compris, les heures étaient pleines et rondes. 

 

L’autre femme marchait à ses côtés, elle tenait sa fille par la main. Pour elle, pour Fadimatou, qu’elle appelait Fadi, que tout monde appelait ainsi, Fadi, Fadi-Fa, elle marchait, aussi. Mais, en vérité, sa culotte était mouillée et son urine ruisselait sur sa jambe pour former une traine que les pas des militaires derrière elle effaçaient. Même les traces de son urine devaient disparaître. 

 

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ?

 

La musique résonne dans tes oreilles. Fort, très fort. Pourtant, la voix du militaire se promène en toi, dans toi. On dirait qu’elle rebondit sur les parois de ton être pour te garder éveillé, oui, éveillé, jusqu’à la fin des temps. 

 

 

 

II — 

 

 

 

Tu devras encore affronter le regard de cet enfant qui, sentant la mort venir, fronce les sourcils, parce qu’il sait que l’heure approche. Au moment de quitter ce monde, après un si court séjour, on se sent soudain lourd, plus lourd que d’habitude. Puis, comme par miracle, peut-être sous l’effet de la peur, ou de la certitude, on se sent léger, de plus en plus léger, comme une plume qui s’enfonce infiniment dans un abysse, portée par les coussins d’un vent latéral. 

 

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ?

 

Ton père vient de mourir. Tu n’aimes pas ce mot : mourir. Tu préfères : partir. Il est parti comme cet oiseau qui s’est posé sur les barreaux de ta fenêtre. Tu l’as regardé dans les yeux. Il t’a peut-être souri. Puis tu lui as dit : bon voyage, mon petit papa chéri ! Dans la chambre d’hôpital, tu lui avais dit la même chose. Mais, en répétant tes paroles à cet oiseau, tu as eu l’impression que l’univers tout entier t’écoutait et pleurait avec toi. Tu as pleuré ton père. Tu le pleures encore. Mais, qui pleurera l’enfant sur le dos de sa mère, l’enfant que l’on appelait Ousmane. Sa mère l’appelait déjà Petit papa, parce que son père à elle s’appelait aussi Ousmane. Il est parti lui aussi. Maladie ou sorcellerie ? On se saura jamais. Bref, il est parti après une préparation qui dura à peine six heures. 

 

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ? 

 

On lui a dit : marche. Ousmane rattaché à elle par ce pagne en tissu imprimé. Il était étonnement calme. Lui qui d’habitude était vif, grognon. Elle savait que son fils qui portait le nom de son père avait compris. Elle savait. Une intuition de mère. Unfaillible. C’est pour cela qu’elle a accepté qu’on lui bande les yeux. Non pour éviter de regarder cette mort qui marchait lentement vers elle. Mais, pour ne pas voir Ousmane partir. Non, elle ne pouvait pas le voir partir. Pas lui. Pas son père. Une deuxième fois. Elle a regretté un temps de lui avoir donné le nom de son père. Un temps seulement. Car, le silence de l’enfant était plus terrifiant que la rage des militaires. « Mettez-vous là ! » ils ont grondé. 

 

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ? 

 

 

 

III — 

 

 

 

Tu as accompagné ton père sur le chemin jusqu’à la porte du non-retour. Au moment d’en franchir le seuil, il s’est retourné et t’a souri. Qui a accompagné Ousmane ? Qui l’a tenu par la main ? Qui ?

 

Tu as relevé le drap sur le corps inerte de ton père qui sentait le lait d’amande avec lequel tu l’avais enduit , après avoir déposé un baiser sur son front. Qui a déposé un baiser sur le front de Fadimatou, qui l’a recouvert d’un blanc linceul ?

 

Ils lui ont versé de la poussière dessus, non pour honorer la parole de ce dieu auquel ils croient, mais pour rappeler à leurs dépouilles qu’elles ne sont que de la chair, une chair si infecte qu’elle ne mérite même pas d’être consommée par la vermine. 

 

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ?

 

Quand ils ont tiré, la mère d’Ousmane n’a pas fermé les yeux derrière son bandeau. Elle n’a pas tressailli. Elle s’est souvenue du sourire d’Ousmane après le repas. De la bouillie de mil. Ousmane, bébé sourire. On lui disait tout temps : ton enfant-là sourit beaucoup hein ! C’est parce qu’il aime la vie, inch’allah ! 

 

Elle a ouvert son dos et fait entrer Ousmane dans son ventre. Dans cet océan où un an plus tôt il nageait encore. Dans la chaleur de ses liquides. Elle a pensé : tu es sorti de ce ventre et tu y retournes, Ousmane. Allah sait pourquoi il t’a envoyé sur cette terre, le temps d’une étoile filante.

  

Tu te demandes en boucle : quel est donc ce pays où on tue femmes et enfants comme du gibier ?

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