Télégrammes interceptés par la NSA [2059]


Je vous en prie monsieur ne mettez pas mon nom dans vos écritures parce que je ne veux pas avoir de problèmes. Excusez ma lâcheté. Ma faiblesse. Appelez cela comme vous voudrez. Mais il se trouve que les pauvres gens comme nous autres, on ne compte pour personne. Je suis infirmière au CHU-Tokoin, service des urgences. Je suis mère de famille, j'élève seule les quatre enfants que quatre hommes m’ont fait avant de s’envoler comme des perdrix dans le ciel et de disparaître à jamais de ma vie. Je crois en Dieu, à la tradition aussi. Il y a des choses qui dépassent l’homme sur cette terre. Dans mon travail je vois passer tous les jours des corps déchiquetés, mutilés, blessés, cassés, torturés, empoisonnés, battus, fusillés, violés, bref, je vérifie tous les jours cette adage bien de chez nous qui dit que la vie est aussi fragile qu’une aile de papillon. Normalement, après le travail, je bois ma bière, je fais ma prière ou je lis l’évangile du Très-haut, et cela m’aide à trouver le sommeil. Mais, il se trouve qu’un mort vient souvent hanter mes nuits. C’est un nommé Dadzie Kossi Jean, 35 ans, mécanicien au garage Palavi Motors à Amoutivé. Il vient dans mes rêves et il m’appelle. Il dit mon nom. À voix basse. Très basse. Jusqu’à ce que je me réveille. Tu dois parler pour moi, qu’il me lance, tu dois parler pour moi, avant que l’oubli ne m’efface de la mémoire des hommes. Le 12 Février 2005, on l’a emmené au CHU-Tokoin, grièvement blessé par balles au niveau du thorax, alors que j'étais de service. Nous étions débordés. Les blessés affluaient de toutes parts. En grand nombre. On n’était donc pas en mesure de le prendre immédiatement en charge. Le bloc était surchargé. Les gens attendaient leur tour couchés à même le sol. Cinq opérations avaient cours en même temps. On faisait ce qu’on pouvait pour les garder en vie, mais c’était mission impossible. À peine un sortait-il du bloc que quatre étaient arrivés. C’est dans cette confusion que je fus attirée par le calme de Dadzie Kossi Jean. Contrairement aux autres il ne se plaignait pas de ses douleurs. Je le crus d’abord mort. Mais, il était seulement calme. Il me regarda droit dans les yeux et me fit signe d’approcher. C’est alors qu’il se présenta, me demandant de lui promettre de dire à sa fille de trois ans qu’elle avait été la plus belle chose qui lui fut arrivée dans cette vie.

(c) Timba Bema, 2017

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