L'ennui selon Edgar Penda



Quand il s’ennuie, Edgar Penda vide sa malle de vêtements sur son matelas nu et sur les arêtes du lit, les accorde par couleurs et par coupes et par matières, avant de distribuer, selon les mêmes critères, ses accessoires de mode parmi ses nombreux assortiments, ceci jusqu’au moment où leur effet de séduction se met à agir sur lui. Ensuite il les essaye tour à tour, afin d'en vérifier la persistance. Lorsqu’il se saisit du complet en lin écru, de la chemise à col mao blanche en lin cardé, de la ceinture en cuir de veau marron clair, du carré de soie à rayures décrivant les nuances du rose, il trouve son geste en tout point saugrenue, il s’arrête, il regarde à nouveau les assortiments dressés sur le lit : qu’est-ce que je suis en train de faire ? se demande t-il, perplexe... Il avance la main pour caresser les matières puis, poussé par une envie folle, il se lance dans le lit et se roule dans ses vêtements qui sentent encore la naphtaline. Il ferme les yeux, son corps s’éveille au chatouillis des textiles, et il décide, pour s’amuser, de deviner au toucher le nom du tissu ainsi que le vêtement correspondant... le bogolan... il ne fait aucun doute, trouve t-il du premier coup : c’est le boubou que m’a été offert pour mon dernier anniversaire..., et il le balance au sol pour ne pas le confondre avec les autres... et là, qu’est-ce que c’est ? euh... gabardine... la veste en gabardine... Ensuite, il rassemble les vêtements dans ses bras et les projette au dessus du lit, impatient de les sentir retomber sur lui, de sorte qu’il est saisit d’une vive excitation au moment où ils le recouvrent... un autre, vite un autre... résistant au toucher, écru, on dirait... Il reconnaît par la suite : le pantalon en denim que j’aimais porter à l’université... quel temps, l’université ?... et là ? oh ! que c’est moelleux et doux à la fois... la main glisse dessus comme... comme... du velours... bien sûr que c’est du velours : le pantalon en velours que j’ai acheté sur un coup de tête sans compter sur cette impossible chaleur qui en rend le port impossible... putain de saloperie de chaleur ! oh ! qu’est-ce qui me chatouille la cuisse là ?... Tout de suite il prend la pièce dans les mains, il est frappé par l’entrecroisement des fils, qui produit une alternance de fresques soyeuses au toucher et des zones plus régulières, presque arides... Il hésite... c’est du bazin ou pas ? Puis il ouvre une paupière pour déjouer son doute... bien sûr que c’est du bazin, soupire t-il en refermant son oeil, le complet chemise pantalon en bazin, d’un bleu sahélien, que je portais avec des babouches blanches de style maharaja, pour la promenade du dimanche en bord de fleuve et en charmante compagnie... j’ai arrêté d’y aller à cause des têtes bizarres qui y prolifèrent, du grabuge qu’y font les gens, des entrepôts de pétroliers et autres plénipotentiaires du port construits à la va-vite, et de la cimenterie sur l’autre berge, qui ressemble plus à une nuage immobile de poussière gâchant la vue sur le pont, lui-même obscurcit par le délabrement... oh ! mais je me perds... je me perds, fait-il lorsque sa main, au hasard d’un mouvement, effleure un tissu qui lui suggère aussitôt un sentiment d’apaisement, une certaine pâleur, qu’il sent au bout des doigts... c’est sans aucun doute du coton, poursuit-il en froissant la pièce des mains, quand enfin il la reconnaît : c’est du fancy, la chemise en fancy que j’aimais porter, il y a pas longtemps de cela, à la maison... qu’est-ce qu’on respire bien là dedans !... et là, sur mon torse, qu’est-ce que c’est ?... assez tenu ou mieux, rugueux, constate t-il au toucher... rugueux... rugueux, mais pas le denim ; c’est plus souple... oui c’est ça ! plus souple comme... la cretonne... oh pute ! fait-il en ouvrant un œil... qu’est-ce que cette taie d’oreiller fait là ? j’ai dû la glisser par inattention entre deux vêtements, se dit-il avant de la balancer vers la tête de lit, pensant y enfiler plus tard l’oreiller... et là ? poursuit-il après avoir cherché un temps les vêtements autour de lui, maintenant peu nombreux... c’est doux, il me semble que ma main parcoure des fils de chaîne très fins : c’est... c’est de la popeline... la chemise bleue en popeline que je n’ai porté qu’une fois, si je me souviens... c’était lors... oublié !... Par contre, il se souvient des deux chemisettes en royal oxford qu’il avait achetées il y a un moment déjà chez Tanko Lawal, mais qu’il n’a pas portées dès lors. Il se précipite de vérifier qu’elles sont bien là, et après avoir remuer le fond de malle, les trouve enfin : il faut que tu arrêtes d’acheter tout ça pour pas les porter, se dit-il en refermant les yeux et en écartant les bras en croix, lorsqu’il accroche un pied de pantalon qu’il reconnaît de suite comme tel, puis il se propose d’en deviner la matière en le portant à son nez, mais il est révulsé par l’odeur de naphtaline encore prégnante dans la toile, quoique affadie, et la repousse aussitôt... Cependant, il est attendrit par le moutonneux de la matière qu’il roule entre les doigts : c’est du tergal, reconnaît-il, auquel je préfère tout de même le lin... mais qu’est-ce que je fais là, au milieu de mes vêtements ? se reproche t-il sur le coup, comme si il vient de sortir d’un rêve merveilleux... Alors, il s’empresse de les ramasser et de les ranger dans la malle, puis il s’assoit sur l’arête du lit, essoufflé.

© Timba Bema, 2011


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