Le joueur in Micro-fantaisies I

Lors de son éloge funèbre un de ses proches déclara ceci à son égard : le joueur était un animal mortel doué de raison. Si vous aviez été présent à l'enterrement, à coup sûr vous auriez été frappé par cette déclaration, et peut-être même auriez vous objecté, non pas en public mais dans votre coeur : cette définition de l'homme proposée par Epíktêtos le Phrygien est applicable à tous les hommes de toutes les époques et de toutes les conditions et non spécifiquement au joueur. En cela vous auriez eu raison sur toute la ligne. Toutefois vous n'en seriez pas resté là de votre surprise. Le recours à un lieu commun pour qualifier l'existence du joueur vous aurait semblé incongru, puisque vous aviez entendu des choses sur les liens qui l'unissaient à l'orateur ; vous n'auriez pas non plus manqué de relever l'usage impropre, dans une même phrase, de l’auxiliaire être conjugué à l'imparfait et du qualificatif mortel. En cela vous auriez aussi eu raison sur toute la ligne. Mais, devant l'assistance conquise par les mots, devant les accolades données à l'orateur, vous auriez ouvert la porte de votre esprit au doute, et par respect pour les morts, vous qui pourtant réduisez leur influence sur les vivants à celle que peut avoir une idée abstraite, vous auriez couvé vos objections jusqu'à l'heure où, ne voyant pas arriver le train du sommeil aux abords de votre lit, vous auriez compris que vous passeriez la nuit à quai. Alors, marchant de votre chambre au salon et de votre salon à votre chambre, peut-être avec un verre de whisky entre les doigts, arme dérisoire pour vaincre la fixité de vos paupières, vous vous seriez enfin décidé à éclabousser la superbe de l'orateur, et à travers lui celle de Epíktêtos le Phrygien. Vous vous seriez tout à coup souvenu des confidences qu'on vous avait faites sur les circonstances de sa mort. Ce soir-là, vous avait-on murmuré pendant l'oraison, le joueur s'était rendu comme à son habitude au cercle. Très vite il s'était trouvé sans le sou. On s'attendait à le voir quitter la table en douce quand tout à coup il y déposa son poignard turc : si je perds cette fois, avait-il déclaré, le vainqueur n'aura qu'à me le planter dans le bidon. On essaya de le raisonner. Il persista. La partie s'engagea donc et en moins d'une heure il était sur le tapis. Le vainqueur prétexta que ses convictions religieuses lui interdisait d'attenter à la vie d'autrui. On discuta une bonne heure à l'écart, et on finit par désigner l'exécuteur en tirant au sort. Mais celui n'eut pas besoin d'appliquer la sentence car le joueur baignait déjà dans son propre sang. Enfin, vous teniez votre revanche sur l'orateur, et par ricochet sur Epíktêtos le Phrygien. Le joueur, leur aviez-vous objecté, n'était certes pas un homme car, un homme, lui, il se serait retenu.

© Timba Bema, 2011

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