La tunique du mort (3.1/3.4)

Un corps au-dessus de la barque
Il était penché au-dessus de sa barque. Basse Pointe dormait encore de son sommeil frelaté juste derrière lui. A son chevet veillait la montagne dont le souffle lui caressait les omoplates. En face l’eau s’étalait jusqu’à la demeure du soleil. A vrai dire il n’était pas du matin. Plutôt du soir. En temps normal il serait lui aussi en train de combattre comme tous ses concitoyens l’arrivée du soleil dans son rêve. Mais c’est précisément dans son rêve qu’une voix allait lui dire de se lever aux premiers signes de l’aurore. De se trouver sur la plage avant le premier chant des coqs de basse-cour. Et d’appareiller à la marée montante vers la crique du “cerf-volant” perdue à quelques six mille marins de là. Son rêve avait été on peut plus précis sur la marche à suivre. Sur l’équipement à prendre avec lui. Dont notam-ment le morceau de tunique qu’il avait soutiré par ruse à un ivrogne des rues à trois heures trente sept précises du matin. Un ivrogne qui lui-même se vantait de l’avoir soutirée à un vieillard après lui avoir assené quarante huit coups de couteau dans le dos alors que celui-ci pissait tranquille contre le mur latéral de l’hôtel de ville.
Il le tâta son fond de poche et fut ému de savoir son fétiche en place. Mais en fait qu’attendait-il penché sur sa barque ? Il attendait la levée du vent pour la mettre à l’eau. Il avait vérifié l’état de ses hameçons. Il avait contrôlé la qualité de ses appâts piqués à la discrétion d’un tronc tombé en pourriture sur le rebord de la route de terre menant à la plage. Il s’était assuré de la fraîcheur du petit déjeuner qu’il prendrait bientôt avec une lampée de vieux rhum quand il aurait placé ses lignes ci et là dans la crique. En fait sa préparation lui semblait irrépro-chable. En un mot : parfaite. Il attendait seulement la seconde géniale où la langue liquide s’étirerait un peu plus en avant sur la côte sablonneuse. Et qu’ensuite elle se replierait sur elle-même dans un geste hystérique sem-blable à celui des filles jeunes et immatures quand on leur frôle le bras le derrière ou les seins. A cet instant singulier il pousserait sa barque de toutes ses forces. Il la hisserait sur le dos de l’écume frétillante et pagaierait de manière à fendre la première et la deuxième et pourquoi pas même la troisième des lames qui viendraient lui interdire de pénétrer les eaux. En fin de quoi il se laisserait couler jusqu’à la crique.
La pêche sera miraculeuse. Il avait les signes de son côté. Les albatros ne tournoyaient-ils pas groupés au-dessus de la crique à la manière d'un cerf-volant déployé dans le vent ? Les nuages ne s’effritaient-ils pas avec la chaleur galopante du soleil ? La mer ne crachait-elle pas une odeur de poisson frais à vous dresser les poils du nez ? Certes. Certes. Certes. Toutes ces choses-là étaient vraies. Elles étaient éclatantes. Aucun esprit lucide n’aurait su comment les nier.
© Timba Bema, 2008

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