Un Dimanche Chez L'ogre de Herrliberg

I


Je suis entré dans cette famille par effraction. La preuve m’en a été donnée la semaine dernière, lors du traditionnel repas domi-nical. En pleine “dégustation” du gigot d’agneau, le sujet délicat de la donation a été remis sur la table. Pour vous représenter mon embarras d’alors, imaginez les tourments d’une aubergine qui se trouverait à l’insu de son plein gré parmi des carottes, prêtes à passer à la moulinette. Et mon embarras est d’autant plus grand que, ma belle-famille est connue de tous dans notre chère Helvétie, depuis que mon beau-père, un magnat du Capital converti à la Chose publique, a réussi la prouesse de réintroduire le sentiment national dans notre politique longtemps moribonde.





II


Pour préserver cependant son identité, nous l’appellerons l’Ogre ; par Ogre, j’entends non pas un mangeur de vies d’enfants, mais plutôt un glouton, un rustre ; bref, un pareil à ces barbares du Valais d’antan, devant qui la bourgeoisie européenne venait déjà s’expurger l’âme des bienfaits du progrès.



III


Tous les dimanches, nous sommes conviés à Herrliberg, sur les hauts de la capitale du fric et de la vertu... Zürich. Le motif en est qu’il faut protéger les valeurs familiales des vents et marées de la décadence, qui déferlent chaque jour sur notre pays. J’accepte donc ce principe ridicule pour faire plaisir à M., la pénultième de l’Ogre, et accessoirement mon épouse depuis deux ans. Son prénom hébraïque est celui de la mère du Christ ; pour cette raison, et pour tant d’autres que je tairais ici, je l’ai surnommé la Vierge. Même si je ne suis pas versé dans les Ecritures, croyez-moi, rien ne vaut un dimanche à Herrliberg.



IV


Bien souvent, c’est vers onze heures que nous parquons dans l’immense garage, jouxtant une forêt de bouleaux rachitiques. Une fois de plus, la Vierge redresse le col de mon manteau, chasse les pellicules dessus, puis me tire vers l’entrée principale, une imposante porte en bois, sculptée de scènes de la nativité. A quelle comédie allons nous encore assister ? Seront-ils à couteaux tirés sur la donation ? Je me le demande au sortir du vestibule. Dans le séjour, la compagnie est au complet : il y a bien sûr l’Ogre, et la belle et pieuse S., ma belle-mère ; M., l’Aînée, n’est pas du reste, avec ses trois marmots dont son mari, discret tel un chat de gouttière ; M., le Mâle de la lignée, traîne par là ses pas anxieux d’éternel célibataire, tandis que R., la Benjamine et non moins rebelle attitrée de l’Ogre, est suavement allongée dans un divan. Le salon sent bon l’odeur des bougies en flamme. La table basse est bondée de victuailles. Et c’est avec la joie sincère du montagnard, que l’Ogre nous donne l’embrassade. Une fois assis, il tend l’assiette de Läckerli, qu’il nous conseille d’accompagner avec du cidre. De temps en temps, S. fait la navette entre le salon et la cuisine où, selon ses dires, elle nous prépare une surprise. Quelle surprise nous mijote-elle cette fois-ci ? Au moins une chose est sûre : ce sera encore du gigot d’agneau. Toutefois, l’énigme reste entière au sujet de l’aromate qu’elle utilisera. Au fil des dimanches, l’agneau a été relevé avec de la Pimprenelle, du Cumin, du Coriandre, du Safran, du Gingembre, etc. Pas la peine d’écrire que je suis peu enthousiaste, d’autant plus que l’Ogre, tout en se goinfrant de viande séchée, s’est mis à nous entretenir de ses futures acquisitions, signe qu’il ne compte pas passer la main de si tôt, malgré la pression de l’opinion publique. Cette annonce jette un froid sur l’assistance, à l’exception des marmots, qui font un vacarme du diable avec leur console de jeu. Apparemment l’Ogre n’en a cure, car il n’arrête de déblatérer, de s’empiffrer, si bien que ses yeux déjà remplis de rapine et de lucre, s’allument de quelques larmes de joie.



V


Bientôt, S. nous invite à rejoindre la salle à manger, où elle nous installe selon un ordre strict et immuable. Il s’en est fallu de peu pour que cette disposition soit bousculée, car, tous, sans exception, ont tenu à festoyer à la droite du père. La Vierge, assise en face de moi, m’alerte d’un coup du pied que son frère, à l’autre bout de la table, se fait tancer par l’Ogre, qui lui reproche son célibat. Sachant l’Ogre intransigeant là-dessus, il va de soi que M. restera sous la tutelle de l’Aînée, en attendant qu’il daigne enfin se caser. Ce dernier l’a d’ailleurs bien compris, car il se casse dans sa chaise, noyé sous la bave paternelle, dont il est sauvé par S. qui annonce l’ouverture du dîner. Déjà, on peut voir l’Aînée arborer le sourire digne et fier de celle qui marche aux ordres. Après la prière, durant laquelle ses marmots n’ont cessé de percussionner leur assiette, S. sonne la servante, qui entre avec la marmite de soupe aux herbes. Qu’est-ce qu’elle est fileuse ! Une véritable panosse ! Les branches d’épinards vous restent entre les dents ; vous les curez discrètement d’un coup de langue, mais c’est peine perdue car, ce légume a le toupet d’être gluant. Par contre, pour les marmots, la soupe est un excellent terrain de jeu. Ils y plongent leur cuillère, en ressortent un paquet de bettes et de cressons, qu’ils déposent ensuite sur le rebord de leur assiette, non sans vous goinfrer les tympans de Heile, heile Säge. Je n’ai qu’une envie : leur distribuer des croquignoles. D’ailleurs, je peux voir, du coin de l’œil, R. rougir littéralement. Enfin, leur mère, sentant notre embarras, les conduit au salon où, devant leur console de jeu, ils retrouvent par miracle un silence d’anges.



VI


Une remarque de l’Ogre sur leur caractère hargneux ouvre une brèche inespérée, que le Mâle ne tarde pas à exploiter, disant avec l’assentiment de R., qu’il faut savoir serrer la vis aux gamins. Tout en finesse, S. ravi la vedette à son fils, en appelant la suite. Aussi, se lève t-elle d’un bond, excitée, pour escorter la viande fumante. Cette fois, elle a frappé un grand coup : l’agneau a été mariné dans un bouillon à base de piment d’Espelette. On peut voir les mines se liquéfier. Les poils des bras se dresser. Seul l’Ogre, remuant sur sa chaise, acclame la prouesse de son épouse. Les assiettes sont servies, les couteaux et les fourchettes fondent dans le vif du sujet, les bouches massicotent, les teints rougissent, les nez suintent des trombes. Même le vin, un grand cru de Bourgogne, ne parvient à éteindre l’incendie des sens. A cet instant, la Benjamine sort de son mutisme. Elle est outrée que personne ne l’ait jugé mature pour assumer des responsabilités. D’ailleurs, crache t-elle en quittant la table, elle se fout d’une donation qui peut lui être retirée à tout moment. Coup de froid dans la tablée. La vierge court la rattraper. Les yeux cherchent leur reflet dans l’agneau tiède. Peu après, ma belle-mère, avec tact, conjecture que R. n’a pas pris ses comprimés, ce qui détend l’atmosphère. Mais celle-ci est de nouveau troublée car, le Mâle prend la défense de sa sœur chérie. Et c’est alors que l’Ogre frappe du poing sur la table, demandant à poursuivre son repas en paix.



VII


Malin de nature, l’Ogre insinue qu’il n’a toujours pas choisi son successeur ; en d’autres termes, les autres se contenteront d’être des faire-valoir de luxe. A cette rumeur, les têtes se redressent, les regards s’allument, et commence alors un bal de flatteries. A ce jeu, l’Aînée prend un net avantage sur le Mâle, en faisant valoir son expérience comme seconde du père. Ravi, il accueille le dessert avec des applaudissements. Sur les tranches d’ananas flambées, coulent de la liqueur d’absinthe, dont le punch vous chatouillent la langue, si bien que vous ne tarder pas de féliciter votre belle-mère, qui vous répond d’un sourire botoxé, et non moins concupiscent.




VIII


Jusque-là sur la défensive, le Mâle proclame sa sœur incompétente, suite à quoi, énervée, elle quitte la table avec force et fracas, renversant au passage sa crème de pistache aux graines de tournesol. La débandade n’a que trop duré. Ma belle-mère prend les choses en main. Et ramène sa lignée dispersée autour de la table. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les uns et les autres justifient leur attitude par l’agneau. Oui, à demi-mot, ils reprochent à leur mère de ne faire que cela. Et, à force de le supporter sans rien dire, ils finissent par se lâcher de la sorte. Ah, quels faux-culs ! Mais alors, quelle famille de faux-culs ! Sur ce, S. décide que dorénavant, à tour de rôle, chacun cuisinera le repas du dimanche.



IX


Enfin, toute la famille semble réconciliée. Mais pour combien de temps ? Après un rapide tour de table, il est convenu que la Vierge et moi préparerions le repas de dimanche prochain. J’ai déjà une petite idée en tête : ce sera un couscous bien de chez nous.


© Timba Bema, 2008

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