Chacun suit son couloir

S’il y a une expression qui m’a toujours surprise chez les Camerounais c’est bien celle là : chacun suit son couloir ! Elle est brandie en règle générale pour affirmer, revendiquer la liberté de tout un chacun de choisir son camp. Choisir son camp. Cela est possible à deux conditions : d’une part qu’on soit libre et d’autre part que les camps soient constitués par la réflexion d’hommes libres. Le simple fait que le problème se pose en tyrannie apporte ici la réponse, une réponse cinglante, sans appel. En tyrannie il n’y a pas de liberté donc il n’y a pas de camp. Ce que dit cette expression, que l’on vous balance souvent avec une légèreté qui frise l’indécence, c’est moins la situation de liberté que de survie. Mais, accordons-leur le bénéfice du doute. Cette expression m’a toujours paru étrange, inquiétante, et je me suis toujours demandé ce qu’elle disait des Camerounais. Comme on le sait, les expressions populaires nous trahissent toujours, révèlent des aspects de notre personnalité collective, comme le fameux : « on va faire comment alors ? » qui se répète de génération en génération depuis 135 ans. 


Dans cette expression, j’y ai d’abord vu, une décision en faveur de sa survie, la survie d’abord, avant tout, dans un contexte où le gouvernement des corps consiste à les briser. La survie avant tout, la survie d’abord, quitte à mettre à la poubelle ses valeurs et autres principes. On ne mange pas les valeurs, les principes ne paient pas le loyer, l’école des enfants, la dot de la femme, la bière, la ration, la tontine, etc. Dans son pays, le Camerounais est comme ce prisonnier qui a peur d’enfoncer la porte branlante de sa prison, parce qu’il préfère rester en vie, même dans la soumission et l’humiliation. Par ailleurs, il a une peur farouche du bannissement qui, dans son imagination est la sanction ultime. Quant au diasporien, il va s’accommoder des choses, pour autant qu’il puisse rentrer de temps en temps au pays pour épater la galerie, ou, s’il est basé au pays, qu’il continue de profiter de ses maigres rentes de situation. Ce qui est frappant c’est que personne ne croit en ce pays, qui est perçu comme une proie qu’il faut dépecer avant l’arrivée des hyènes et autres charognards. Voilà ce que m’inspirait cette expression jusqu’à ce qu’une amie de retour du Cameroun en décembre 2019 me raconte son voyage. 


L’amie en question est musicienne et particulièrement sensible à l’énergie que dégage les gens. Elle répond à ma définition de l’artiste qui est celui qui voit au-delà des apparences, qui a donc accès à l’âme des gens. À son retour du Cameroun, elle m’a raconté avoir été frappée par l’agressivité des énergies. Elle a vu des gens qui souffraient au plus profond de leur chair et enviaient, jalousaient tous ceux qui leur paraissaient des modèles de réussite. Elle m’a avoué qu’il lui a fallu un certain temps pour se remettre des émotions qu’elle avait éprouvées. Sans le savoir, cette amie venait de mettre le doigt sur ce que j’ai toujours ressenti à propos de mon pays, et que j’essaie de donner corps dans mes créations. À partir de son récit, l’expression « Chacun suit son couloir ! » s’est éclairée d’une lumière nouvelle. 


Il y aurait donc la souffrance des gens d’une part, et d’autre part, les paroles que l’on élabore à propos ou à partir de cette souffrance. On choisit de parler de telle ou de telle manière de cette souffrance. Ce n’est donc pas le cœur, le souci de la vérité qui guide la parole, mais la politique, c’est-à-dire l’intérêt. Le Camerounais va donc se poser la question suivante : qu’est-ce que je gagne en parlant de cette souffrance ? Si elle ne lui rapporte rien, il se tait. Pire, il la travestit. Certains choisissent de ne pas l’éluder, de l’attaquer de front, et de fonder une politique qui pourrait résorber cette souffrance, ou du moins dont ce serait l’intention, la finalité. 


Ce qui surprenant, d’après mon amie, c’est que ceux qui tirent profit de cette souffrance souffrent eux aussi. Ils ne sont pas épargnés. Elle a utilisé une expression très forte pour qualifier la souffrance des Camerounais : « C’est comme s’ils ont tous un mauvais karma.» Cela m’a forcément renvoyé à mon poème Les seins de l’amante et au mbewa nyolo cette malédiction dans la tradition Duala qui frappe le corps et que l’on ne peut repousser sans le recours à des rites spécifiques. 


« Chacun suit son couloir ! » est donc une expression emblématique non de la résignation, comme « On va faire comment alors ? », mais du refus de se voir tel que l'on est, d’embrasser la tristesse de sa réalité historique, elle est le refus de sentir sa souffrance, de la regarder droit dans les yeux, de l’étreindre et peut-être de s’en libérer.

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