Kadhafi Game Over (Une nouvelle inédite)

Genève, 30 octobre 2018


Je rencontrai cette femme au dernier bal de la Croix-Rouge à l’Espace Hippomène, une de ces soirées mondaines auxquelles on se rend plus par obligation que par conviction, sinon pour se montrer et avoir le sentiment enivrant de son importance.

Un hasard du protocole voulut que nous soyons assis l’un à côté de l’autre, entourés de six couples qui partageaient une forte connivence. N’étant pas tous les deux de ce milieu, nous étions en quelque sorte contraints de faire connaissance.

Avant de lui adresser la parole, je fus subjugué par son regard intense que crachaient ses yeux de jais. Sa chevelure longue et ténébreuse était négligemment recouverte d’un voile, et ses doigts effilés signalaient une habitude au confort.

– Timba Bema, écrivain, me présentai-je

– Fatima Ben Saïd [1], ex-amazone de Mouammar Kadhafi

Je sursautai en entendant le nom du raïs. Comme africain, je savais qui il était et surtout le combat qu’il avait mené pour l’unité de l’Afrique. Mais, il me sembla incongru d’interroger ma partenaire d’occasion au sujet de ce grand homme, dont la tragique disparition devait susciter encore chez elle une vive émotion.

À la fin de la soirée, je glissai ma carte de visite à Fatima Ben Saïd. Mais, je n’envisageais pas du tout la revoir.

 

Genève, 30 novembre 2018


Je reçus un coup de fil de Fatima Ben Saïd. Elle m’invitait à prendre le thé dans son luxueux appartement à Coligny. Elle m’apprendra plus tard que ce bien immobilier lui avait été offert par le raïs pour son vingtième anniversaire.

Elle m’ouvrit la porte dans une somptueuse abaya verte, un sourire à la Joconde cristallisé sur ses traits. De toute évidence, cette femme avait dans le cœur des choses lourdes qu’elle voulait partager, dans l’espoir peut-être de s’en décharger. Elle m’avait choisi, l’écrivain, certainement après une enquête minutieuse. Elle avait sans doute lu les tribunes que j’avais publiées dans la presse et cela avait dû la convaincre de mon intégrité.

– Je vous ai fait venir pour que vous m’aidiez à rédiger mes mémoires, me glissa-t-elle lorsqu’elle me versa du thé de jasmin dans une tasse en porcelaine, puis posa à portée de ma main un plateau en argent bondé de gâteaux secs et de fruits confits.

 Pourquoi moi ? lui lançai-je.

 Je vous paye CHF10,000 maintenant et la même somme lorsque nous aurons terminé.

Je vivais dans le dénuement, pour ne pas dire la pauvreté, puisque la littérature ne me rémunérait pas à la hauteur des efforts que je fournissais. Alors, je n’hésitai pas longtemps. À peine je lui délivrai ma réponse qu’elle me glissa une enveloppe kaki.

 

Genève, 12 décembre 2018


J’arrivai dans l’appartement de Fatima Ben Saïd en avance sur l’heure de notre rendez-vous. Elle me fit attendre et ouvrit lorsque 14 heures sonnèrent. Elle m’installa dans le même salon que la fois précédente, me servit du thé à la bergamote, avec de savoureux gâteaux au miel. Assise en biais, elle regardait la fenêtre donnant sur le jardin.

J’allumai mon magnétophone et ajustai mes lunettes.

 

Benghazi, 6 avril 2002


Mon père, Moussa Ben Saïd, de la tribu Warfalla était marchand d’eau. Ma mère, Soraya, était femme au foyer. J’avais un frère aîné, Ali. Mon enfance, du plus loin que je me souvienne fut heureuse, grâce à la voix chaude et envoûtante de ma mère : elle chantait tout le temps et cela apaisait mon âme. À 15 ans, alors que j’étais au collège, on annonça la visite du raïs. On nous habilla de belles tenues révolutionnaires, on nous gava d’hymnes révolutionnaires. Le jour J on exécuta à la perfection la chorégraphie composée à la gloire de notre guide.

Intimidée, je n’osai pas un seul instant lever les yeux du côté de la tribune où il était assis. Pourtant, je sentais le poids de son regard peser sur moi.

Après la cérémonie, des hommes en arme débarquèrent dans la maison de mon père :

– Le raïs demande à la voir ta fille.

Il savait très bien ce que cela voulait dire. Alors, il rétorqua :

– Qui suis-je pour m’opposer à sa volonté ?

Tandis que ma mère s’effondrait en larmes, mon frère Ali, hurla comme un forcené :

– Je vengerai notre honneur ! Je te vengerai, ma sœur !

Un des hommes lui assena un coup de crosse sur la tempe. Il se roula de douleur au sol.

 

Syrte, 9 avril 2002


Dans le palais de la révolution, on me fit entrer. Si je tentais de m’enfuir, me glissa un de mes gardes, je serai exécutée séance tenante. Je n’avais pas d’autre choix que d’obéir.

On me confia à une Ukrainienne du nom de Galina Kolotnitska. Officiellement, elle était l’infirmière du guide suprême. En réalité, elle commandait les amazones, le prétendu corps d’élite chargé de la protection de Kadhafi. En fait, cette troupe composait son harem, où il se servait selon sa faim et ses désirs.

Après le bain, on m’emmena, toute nue, dans la tente du raïs. Il était assis sur une peau de mouton, le chapelet à la main. Il se leva et vint à ma rencontre. Ses yeux malicieux se baladèrent sur mon corps. Il referma sa paume douce et moite sur ma fesse, puis mon sein, et m’ordonna de gagner sa couche. Sur la table de chevet, il prisa une ligne de cocaïne, puis il se saisit de son fouet.

 

Tripoli, 18 février 2011


Je suivais le guide dans tous ses déplacements : à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Je vivais dans l’isolement complet. Aussi, j’ignorais ce qu’on pensait de lui, jusqu’au jour où Moussa al Obaidi, qui était au service du raïs me demande un entretien. Il m’apprit qu’une révolte avait commencé à Benghazi, ma ville natale. Un certain Ali Ben Saïd, de la tribu Warfalla, marchand d’eau de son métier, se reposait au pied d’une dune. Les militaires en patrouille l’aperçurent. Ils renversèrent ses bidons, le battirent à mort et s’emparèrent de son argent. Les Warfalla, affectés par la mort injuste de leur frère, envahirent les rues pour manifester leur soif de vengeance.

Le soir même, on me convoqua sous la tente du raïs. Moussa al Obaidi, en larmes, m’y conduisit. Le guide me fit ligoter au poteau central, il déchira d’un coup sec mes vêtements et me fouetta avec un nerf de bœuf. Plus je gémissais, plus il s’excitait. Jusqu’à ce que, épuisé, il s’effondre dans son lit.  

Couchée à côté de lui, je ne parvins pas à trouver le sommeil. À plusieurs reprises, je songeai à m’emparer du pistolet en or, qu’il conservait jalousement sous son oreiller. Mais, à cette seule idée, une peur féroce tétanisait mon bras, mon corps tout entier.

 

Benghazi, 3 avril 2011


Discrètement, Moussa al Obaidi m’informait de la situation à Benghazi. Le raïs était littéralement rejeté par la population, depuis qu’il avait envoyé son armée écraser les insurgés.

On avait sorti, me rapporta-t-il, dans un enthousiasme à peine voilé, le drapeau d’une cantine de fer blanc et on l’avait présenté à la foule qui l’acclama bruyamment. La foule, sur la place que l’on baptisa Place de la révolution, la foule, c’est-à-dire des hommes de tous âges partageant une exaltation commune, s’était écriée : « Nous nous reconnaissons en toi. Ô drapeau. »

Parmi la foule surexcitée se tenait, hébété, Mounir al Watani, un vieillard qui livrait son dernier duel contre la mort. À l’appel de la colombe de feu, il était sorti, enthousiaste, de sa chambre de malade. Très vite, le désarroi traversa son regard, car il savait une chose que la plupart ignoraient : le drapeau, celui devant lequel la multitude se prosternait, le drapeau, l’étendard de la révolution naissante, était l’emblème de la monarchie défaite par Kadhafi. 

À peine osa-t-il exprimer une réserve, puisqu’il avait été victime du roi Al Sanussi, qu’un couteau s’enfonça dans son ventre.

En me quittant, Moussa al Obaidi me confia une arme à feu, me disant que je pouvais l’utiliser contre le raïs. De peur, je la remis à Galina Kolotnitska. C’était un piège qu’elle m’avait tendu, pour éprouver ma loyauté.

 

Syrte, 20 octobre 2011


Le soleil s’était déjà levé sur Syrte. Calme apparent, seulement apparent. Le destin de la ville était sur le point de basculer, et avec lui celui de Kadhafi. Il savait que la bataille était perdue. Son expérience militaire lui avait appris à flairer les défaites. Aussi, il laissa son fils Mouatassim commander les opérations. Partir, de toute urgence. Une retraite stratégique, non pas une fuite. Il fallait se retirer dans le désert. On connaissait là-bas une oasis où se cacher le temps de reconstituer les forces. La ville tomberait entre les mains de la milice. Son fief passerait à l’ennemi. Il le savait. Il le sentait. Il en avait le cœur déchiré. Mais, il devait partir, avec le secret espoir que la guerre n’était pas terminée.

Enfin, un convoi de 75 véhicules, ouvert par des mercenaires, suivi par des fidèles du clan, s’ébranla dans les rues désertes.

Soudain une déflagration. Comme un feu jailli des mystères du ciel. Des hommes en arme sortirent des dunes et s’emparèrent du Guide. Une joie inonda de mon cœur. Mais, mon corps était pétrifié sous la carrosserie fumante. Le régime de cet homme que j’avais côtoyé venait de s’effondrer.

 

Genève, 21 février 2019


Pendant des années, j’ai essayé de comprendre celui qui m’arracha à l’amour des miens et fit de ma vie un enfer, celui qui me garda près de lui pour me battre. Certains voient en Kadhafi un monstrueux tyran tandis que d’autres le décrivent comme un grand panafricaniste. À mon sens, l’homme est plus complexe.

Kadhafi fut l’un des rares dirigeants africains à réaliser que les frontières héritées de la colonisation européenne étaient un frein à l’essor de l’Afrique. L’attachement des états africains à ces stigmates de leur mise en esclavage sur leurs propres terres est d’ailleurs étonnant. Toute la carrière politique de Kadhafi consistera à trouver le moyen de contourner le dogme de l’intangibilité des frontières.

Dans un premier temps, il optera pour la conquête en revendiquant sa souveraineté sur la bande d’Aouzou appartenant au Tchad. Par cet acte, il transgressait ce fameux dogme, il tournait la page de la colonisation occidentale et ouvrait l’ère des puissances africaines.

Devant l’échec de cette stratégie, il s’alignera sur le mécanisme conventionnel de l’intégration africaine à savoir l’Union Africaine. Puisque les Africains, dont les états étaient en faillite, refusaient de constituer des ensembles viables en matière de ressources et de populations, pourquoi ne pas miser sur une évolution des échanges commerciaux internes pour relever la place de l’Afrique sur la carte du monde ? Hélas, l’Union Africaine s’avéra être l’instrument du statu quo, et Kadhafi fut balayé par la France.

 

Genève, 7 mars 2019


Après une dizaine d’entretiens, Fatima Ben Saïd m’annonça sèchement par téléphone qu’elle souhaitait tout arrêter. Elle me proposa de doubler mon cachet initial si je lui rapportais dans la journée tous les documents en ma possession.

– Tout doit rapidement disparaître, avait-elle insisté.

Je montai dans un taxi en direction Coligny. Dans le haillon se trouvait un carton contenant l’ordinateur portable que j’avais acheté pour l’occasion, le magnétophone et mes carnets. De loin, elle me pria de ne pas l’interroger.

 Dépose ça au pied de la commode et prend l’enveloppe sur le plateau, tels furent ses derniers mots.

Plus tard, j’apprendrai qu’elle avait reçu des menaces de mort d’un des fils de Kadhafi dont je tairais le nom ici. C’est pour cette raison que j’ai rassemblé les souvenirs de nos échanges dans cette tribune que m’offre La couleur de jours, avant que la grande broyeuse de l’histoire ne les fasse disparaître à jamais.



[1] Nom inventé dans le but de protéger la femme dont l’existence est ici racontée.


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