Njoya ou l’invention d’une modernité africaine

Depuis les années 50, la littérature africaine est fabriquée et critiquée selon l’opposition tradition vs modernité occidentale, laissant implicitement entendre que les Africains n’ont pas encore assimilé la modernité occidentale. Or, en analysant la production textuelle du début du 20e siècle, caractérisée par l’usage des langues africaines et l’invention de nouvelles formes d’écritures telles que le Bassa au Liberia, le Bété en Côte d’Ivoire ou le Mende en Sierra Leone, force est de constater que les Africains avaient créé des modernités conciliant leurs valeurs ancestrales et celles apprises au contact de l’Europe, dépassant donc le débat tradition vs modernité qui allait émerger dans les années 50, après la destruction par le système colonial des tentatives endogènes de modernisation. Ce débat, encore vif, pourrait trouver sa résolution dans l’étude des premières heures de la présence européenne, où des Africains comme le sultan Njoya surmontèrent le paradigme occidental. 


Dépassement du paradigme occidental 


Les Bamoun ont ceci en commun avec de nombreuses autres nations africaines qu’ils ont une vision animiste du monde. Des forces habitent les êtres et les choses et le succès comme l’échec des entreprises humaines dépend de la capacité à se les concilier. C’est une pensée pragmatique, en ce sens qu’elle se fonde sur l’efficacité des rapports et des moyens. 

Avant la rencontre avec les Allemands en 1902, le trône de Njoya fut sauvé de la guerre fomentée par le notable Gbetnkom grâce au soutien du lamidot de Banyo, un Peul islamisé. Selon sa vision du monde, cette victoire fut possible parce que les Peuls mobilisèrent des forces dominant les siennes. 

En essayant de comprendre l’origine de leur supériorité, il découvrit que la religion, en plus de l’écriture, en était un des piliers. Il intègrera donc progressivement les pratiques peules dans son exercice du pouvoir et dans l’organisation de son royaume. Il agrandira par exemple son territoire par la conquête de sept (07) régions supplémentaires, en raffermissant sa volonté dans la prière musulmane.

Dans le même état d’esprit, Njoya accueillit la colonisation allemande de manière pacifique. En homme pragmatique, il reconnut très vite la force du nouvel arrivant. Sa stratégie sera non pas de s’opposer, au risque de perdre son trône, mais de collaborer afin de le préserver et surtout de s’approprier la puissance des Occidentaux. En 1907, il ouvrit ses portes à la mission de Bâle, à qui il offrit un terrain pour la construction d’une église, tout en développant une amitié très proche avec Anna Rein-Wurhmann, une évangéliste suisse. 

Ayant suffisamment assimilé ces apports extérieurs, Njoya inventera vers 1915 sa propre religion, le Kwet Kwate (Poursuivis et atteints), combinant les valeurs chrétiennes, musulmanes et Bamoun. Il dépassa ainsi le paradigme occidental dans lequel les Français, en remplacement des Allemands à partir de 1918, ont progressivement fait entrer le Cameroun. En ce sens, il représentait un risque pour l’administration coloniale qui l’exilera à Yaoundé en 1931. 


La centralité de la langue dans le lien social


La modernité selon Njoya consiste à s’approprier toutes les influences qui renforcent ou développent sa puissance. Elle est par définition ouverte sur le monde. Toutefois, l’élément qui assure la stabilité et le lien social est la langue. Pour cause, le pays Bamoun est né de la conquête et s’est agrandi par ce moyen. Pour unifier les différents peuples, il était nécessaire que tous partagent le même imaginaire. C’était un gage de la maîtrise de la société par le souverain. Tour à tour, le Shü Pashom et le Shü Pa Mben, repris de monarchies vassales, furent adoptés comme idiomes royaux. 

Pour Njoya, il était inconcevable que ses sujets se convertissent au peul ou à allemand, car ces langues ne restituaient pas la totalité de leur expérience au monde. Aussi, il inventa le Shü Mom. Toutefois, conscient que ces deux civilisations tiraient leurs puissances de la maîtrise de l’écriture, il développa un alphabet qui ne cessa d’être perfectionné avec le temps. De 510 idéogrammes en 1897, il passa à 80 phonèmes en 1918. Le Shü Mom était couramment utilisé par l’administration et les notables. De plus, des écoles furent créées pour son apprentissage. On comptait une cinquantaine d’établissements en 1915. Parallèlement à transcription de la langue, Njoya s’attela à ancrer son royaume dans sa propre histoire. 


Mieux connaître son histoire pour affronter l’autre


La place de Njoya au sommet de la pyramide sociale Bamoun lui permit de comprendre mieux que quiconque les menaces qui pesaient sur son royaume. La plus forte étant représentée par la colonisation allemande. Il réalisera que le but de celle-ci était non seulement de piller les ressources et richesses des territoires conquis, mais de transformer les mœurs et les traditions. C’est cette menace qui le convaincra d’une refonte radicale de la société. Un mouvement similaire fut observé à la fin du 19e siècle chez les Duala avec la création du Ngondo. Njoya s’évertuera à recueillir auprès de son peuple les faits marquants du passé ainsi que les pratiques culturelles, qui constitueront son ouvrage intitulé Histoire et coutumes des Bamoun. Cette somme permettra à Njoya d’entamer une réforme juridique d’ampleur, afin d’assurer la cohésion de son royaume face à la poussée coloniale.


Les lois doivent être adaptées au présent 


Pour Njoya, les lois sont un aspect central de la modernité. Elles assurent le maintien de l’ordre et l’harmonie. Les Bamun disposaient d’une législation transmise oralement. En les mettant en écrit, Njoya réalisa d’abord un travail de recueil systématique, mais aussi un questionnement sur leur bien-fondé. Il en découla une révolution juridique. De nombreux privilèges furent abolis, ainsi que certaines coutumes jugées sévères ou désuètes. Cette avancée permit au pouvoir royal de conserver son prestige auprès de la population, malgré la montée en puissance du christianisme et de l’islam. 


L’appropriation comme fondement de la modernité  


La révolution de Njoya s’effectua pendant la période coloniale européenne, qui travaillera à lui ôter son pouvoir et à détourner son peuple de ses valeurs ancestrales. Il n’en demeure pas moins que sa conception avant-gardiste de la modernité, basée sur l’appropriation, demeure une source d’inspiration dans les rapports entre civilisations. 


Sources : 


Livres 

Ibrahim Njoya, Histoire et coutumes des Bamoun, A. Coueslant, Cahors, 1952

Claude Tardits, Le royaume Bamoun, Peeters Selaf, 1980.


Articles 

Judith Njele, Le sultan Njoya et le pouvoir royal Bamoun, Images et mémoires. 

Alexandra Loumpet-Galitzine, La cartographie du roi Njoya, CFC, N•210, Décembre 2011.


Sites internet

Royaumebamoun.com

Salonecriture.org

Defap-bibliotheque.fr

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