Un dernier verre avant de partir (1/5)

Celui
se tenait assis dans un fauteuil Louis IV : Pour
certaines personnes boire signifie se soulager d'un poids, mais chez
lui c'est une manière de s'affliger car il n'a pas l'audace de
partir. Oui, celui-ci est du genre de ceux qui restent indéfiniment
devant l'obstacle, se posant sans cesse la question de savoir si ils
doivent sauter ou pas. Enfin, on va voir ce qu'on pourra faire de
lui. Mais à avis son cas est inextricable. Les fils sont noués
autour de sa gorge et ils manqueront pas bientôt de l'étrangler.
Celui
qui se tenait allongé sur le divan et avait croisé ses mains sur sa
poitrine: Alors,
puisqu'on ne se sent pas prêt pour le grand voyage, et surtout parce
qu'on a encore envie de boire des verres, on chevauche sa monture
dans la nuit et dans le vent avec non pas un enfant dans nos bras,
mais quatre grands gaillards, que d'ailleurs on ne tient pas dans ses
bras, mais qui sont assis là avec vous et vous font la conversation
avec le défilement des paysages. On s'en va pour des voyages dont on
peut revenir, on sent sa chair palpiter de quelque chose qu'on ose
appeler la vie. On baisse la vitre. On sort la tête dehors. On se
sent mieux. Et on se souvient de qui on est. On se le dit comme d'une
réminiscence : Je m'appelle bien Edgar Allan Poe.
Mon nom ne vous dis peut-être rien. Ce que je comprends. Mais si je
vous dis que je suis sosie le officiel de Johnny Halliday. Alors là
je crois que vous me situerez tout de suite. En ma qualité de sosie
officiel ma vie est sur la route. Je donne des spectacles. Je me
donne en spectacle. Je le mets, Johnny, en spectacle. Je donne au
public le sentiment de se trouver en face de son idole. Ils peuvent
le voir de plus près, le toucher, le caresser, lui parler à
l'oreille, lui tapoter l'épaule, lui faire l'offrande de leurs
coeurs émus et de leurs yeux larmoyants et parfois une place bien au
chaud dans leur lit au-dessus duquel Johnny trône en dieu
éternellement éphèbe et de surcroit rédempteur d'une vie vécue
dans l'idolâtrie. Alors, dans ces moments-là, tandis que la chair,
d'une femme ou d'un homme, se repaît de celle de son idole, et moi
dans tout ça je me sens à l'écart, je m'éloigne ou plutôt je
prends de l'altitude et comme un ange flottant là-haut au niveau du
plafond, je regarde cette gloutonnerie maladroite se déployer sous
le cercle ambré d'une lampe de chevet comme les plumes d'un paon,
alors dans ces moments-là je me dis en moi-même : Je suis
heureux de faire mon métier à cause du bonheur que je donne au
gens. Mais j'ai un défaut qui me rend aussitôt pénible la
vision de ces bonheurs-là: mon défaut est que je bois. Comme un
trou. Du whisky surtout. Je ne sais pas m'arrêter tant que la
bouteille n'est pas vide. Le matin, au réveil, je bois. A midi,
après déjeuner, je bois. Le soir, je n'en parle même pas. L'envie,
l'envie, vous savez, ça vous prend et vous ne pouvez rien contre
sinon que de lui céder. En tout ça ne rien à rien de tenter de lui
résister car tôt ou tard elle finit par vous briser l'échine et à
vous tordre comme une serpillère quand on la vide de son eau sale.
Parfois même, en fonction de l'heure, il m'arrive, après le
spectacle, de rouler ma caravane des heures et des heures durant à
la recherche d'un commerce encore ouverte où je pourrais me
ravitailler. Des jours comme ceux-là sont plutôt rares, je dois
tout de même dire. La plupart du temps c'est au bar même où j'ai
donné le spectacle que je cède à l'envie. Par chance je bois
toujours seul. Je ne veux pas dire par là que je demande au gérant
de vider la salle afin que j'y sois seul, mais je veux dire que même
accompagné ou me trouvant dans un lieu peuplé, j'ai toujours le
sentiment d'être seul ; cela survient même lorsqu'un fan de
Johnny, satisfait de mon spectacle, m'offre un verre ; je me
sens toujours seul, même quand on trinque, même quand avec les
autres ou les gars de mon staff on bavarde autour d'un verre. En
fait, je crois que je n'ai pas l'alcool festif. Le whisky, chez moi,
joue plutôt comme un anesthésiant ! C'est ça le mot,
anesthésiant, le whisky c'est mon anesthésiant. Aussi il est donc
inutile de vous dire que tous les soirs après le spectacle je dors
ivre, seul ou accompagné, mais la plupart du temps accompagné,
comme je vous l'ai dit tantôt. Un jour comme ça, alors que nous
buvions avec mon staff après un spectacle donné dans la salle
communale de Flonville, Ernest Hemingway, oui, Ernest Hemingway, est
entré dans la salle vêtu d'une saharienne blanche, d'un bermuda
rouge et d'un canotier sur la tête ; il roulait un énorme
cigare sur les lèvres qu'on aurait dit une batte de baseball ;
et il tenait en laisse une femme noire au crâne nu qui marchait à
quatre pattes derrière lui. Il vint s'asseoir sur notre table et
commanda une bouteilla de whisky qu'il engloutit en un quart de tour.
Et vous savez quoi ! Au moment de partir il m'a serré la main
et il m'a dit : tu me bluffes mon gars ! On dirait quand je
te vois que c'est Johnny en personne ! Pour tout vous dire,
Docteur, j'en avais les larmes aux yeux. Et pourtant ce n'était pas
la première fois qu'on me congratulait avec des mots pareils. Mais
sortis de sa bouche, de la bouche à Ernest Hemingway, un homme qui
sait ce que c'est que le whisky, qui y lit des contes, des présages,
des anecdotes comme les voyants lisent dans le marc à café ou dans
le sang des poules, ces mots prenaient soudain de la couleur...
Celui
se tenait assis dans un fauteuil Louis IV : Que
votre vie est palpitante, mon cher ami ! Comme
je l'avais pressenti le cas de ce dernier est on ne peut plus
inextricable : en plus d'être un poireau il a l'imagination
délirante. Un cas clinique des plus intéressants qui
alimentera par mes soins notre littérature qui manque étonnement de
tels spécimens !
Alors, dites-moi, quand avez-vous commencer à boire ? Du whisky
ou autre chose de similaire, je veux dire !
© Timba Bema, 2012
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