Petits arrangements avec le réel (2/5)

Le premier homme - Donc comme ça tu
vois une ombre au tableau ?
Le dernier homme – Que oui, c’est
grave Docteur ?
Le premier homme - Non non non ! Non
non non ! Maintenant tourne-toi encore un peu ! Vois-tu les
moutons ?
Le dernier homme – Que oui, je vois
cinq ou six moutons qui broutent quelque chose qui ressemble à une ombre !
Que oui, les moutons broutent l’ombre ! La grande ombre ! J’en suis à
peu près sûr ! D’ailleurs cela me rappelle qu’une heure exactement avant
de croiser ta route j’ai lu dans un morceau de presse qui se trouvait dans le
caniveau que là-bas au nord, au grand nord, dans un petit village du nom de
Alagarno, un mouton, peut-être comme l’un de ceux-ci, a brouté l’herbe de la
femme du berger pendant son sommeil…
Le premier homme - Ils ont vraiment
écrit ça dans ton journal-là ?
Le dernier homme - Je te jure ! Un
gars de là-bas, Alagarno, ou un gars qui y revenait, peut-être qu’il y est allé
voir son père pour quémander sa bénédiction car ses affaires en ville ne filait
pas bon coton, a dû téléphoner au journaliste dans son bureau ici pour lui dire
que là-bas à Alagarno un mouton avait mangé l’herbe de la femme du berger
pendant son sommeil, et le journaliste qui devait tourner en rond dans son
bureau car il n’avait rien d’autre sous main a inséré l’histoire dans la
presse car vois-tu le papier recyclé ne coûte pas bien cher et on peut y
mettre tout ce que l’on veut parce qu’on sait justement qu’il sera recyclé et
qu’on pourra encore y mettre tout ce qu’on veut !
Le premier homme - Et qu’en a t-il
été ?
Le dernier homme - Du mouton ou de la
femme ?
Le premier homme - De la femme je veux
dire !
Le dernier homme - Tu me demandes ça
comme si j’y étais moi ! Je n’y étais pas à Alagarno ! J’ai
simplement lu cette histoire-là dans la presse qui n’en dit pas plus sur le
destin de la femme du berger ! Mais j’ai comme l’idée qu’on a dû la
transporter de toute vitesse au dispensaire d’arrondissement et que le mouton a
fini la gorge tranchée et les abats offerts aux charognards !
Le premier homme - Bon, revenons à nos
moutons ! Je veux dire ceux qui se trouvent présentement devant tes
yeux ! Peux-tu les compter ?
Le dernier homme - Un… deux… trois…
quatre… cinq… six… sept… huit…
Le premier homme - Stop !
Stop ! Stop ! Jusqu’où comptais-tu les compter ?
Le dernier homme - Mais en fait comme
tu ne m’as dit où je devais m’arrêter je les comptais à nouveau !
Le premier homme - Idiot va !
Le dernier homme - Tu as dis
quoi ?
Le premier homme - J’ai tantôt dit que
tu avais raison de les recompter ! Mais ce que je te demandais tantôt,
sans l’avoir précisé, je m’en excuse, était de tous les compter une seule fois !
Tu vois ce que je veux dire ?
Le dernier homme - Mais bien sûr que je
vois ce que tu veux dire, tu me prends pour un idiot ?
Le premier homme - Loin de moi cette
idée ! Alors dis moi combien ils sont ces putains de moutons qui broutent
là-bas !
Le dernier homme - Je compte : un…
deux… trois… quatre… cinq… cinq… cinq moutons ! Il y a cinq moutons là-bas
à brouter la grande ombre au sol !
Le premier homme - Bravo ! Mais
alors bravo ! Quelle prouesse ! Maintenant dis-moi : combien ont
des tâches noires sur la toison ?
Le dernier homme - Aucun ! Zéro !
Le premier homme - Excellent ! Excellentissime !
Youpi ! Et combien ont des tâches blanches ?
Le dernier homme - Un instant je
compte : un… deux… deux… deux ! Deux, ils sont deux à avoir des
tâches blanches !
Le premier homme - Parfait ! Et
maintenant tourne-toi ! Et dis-moi combien de moutons ont des tâches
noires ?
Le dernier homme - Je peux me tourner
pour les compter !
Le premier homme - Mais non !
C’est contraire au jeu ! C’est même plus : une violation de mon
expérience ! Tu ne dois pas te tourner ! Mais essayer de te
souvenir ! Souvenir de ce que tu viens de voir ! Il y a un
instant ! Même pas une minute ! T’en souviens-tu ?
Le dernier homme - De quoi ?
Le premier homme - Des moutons
pardi !
Le dernier homme - Ah oui, les
moutons ! Mais qu’est-ce qu’ils ont, les moutons !
Le premier homme - Les moutons aux
taches noires ! Je te demandais combien, parmi les moutons que tu viens de
voir, ont des tâches noires !
Le dernier homme - Deux !
Le premier homme - C’est ça ta
réponse ?
Le dernier homme - Deux ! Je les
ai compté tout à l’heure !
Le premier homme - Alors
tourne-toi !
Le dernier homme - Je me tourne !
Le premier homme - Tu les vois tes deux
moutons aux taches noires ?
Le dernier homme - Non !
Le premier homme - Et…
Le dernier homme - Mais c’est peut-être
qu’ils ont disparu ! Eh, je te rappelle qu’on est ici en rase campagne et
que ici les moutons peuvent brouter où bon leur semble ! De plus tu vois
cette ombre-là au sol ? Moi je ne dis ça ne me surprendrais pas
d’apprendre qu’ils ont été avalé par l’ombre !
Le premier homme - Ah !
Le dernier homme - Pourquoi tu
dis : Ah ! Qu’est ce que c’est que donc ce : Ah !
Le premier homme - Bonne
question ! Tu as la réponse ?
Le dernier homme - Non ! Mais j’ai
mon idée sur ce… Ah !
Le premier homme - Et surtout ne te
fais pas prier de me la donner !
Le dernier homme - Je te la donnerai
que tu m’auras donné le résultat de ton… expérience ! Alors, tu persistes
à dire que je me refuse de voir ?
Le premier homme - Et comment ! J’ajoute
même si tu ne vois pas c’est que tu ne te souviens pas car voir c’est se
souvenir !
Le chœur des hommes – O que le monde
d’en bas est triste O que le monde-ci est triste Le soleil brille sur la tête
de tous la moitié du temps Et ce sont les aveugles qui montrent leur chemin aux
bien-voyants La lune brille sur les têtes l’autre moitié du temps Et ce sont
les bien-voyants qui tiennent les aveugles par la main.
Le dernier homme - Tout de suite les
grands mots ! Et souvenir ! Souvenir ! C’est quoi ça,
souvenir ? Le nom d’un fleuve souterrain ? Mais dis donc, toi là et
tes grands mots ! D’où ils te viennent donc tes grands mots ? Du
fleuve souvenir ? Non, je blague ! Mais quand même on ne m’enlèvera
pas de l’idée que c’est quand même inquiétant qu’un vagabond comme toi puisse
débiter des grands mots auxquels personne ne pige que dalle ! Hein ?
Le premier homme - Tu veux que je dise
quoi ! Si je dis encore à ta suite que tu te refuses de voir, tu sortiras
ton arme fatale et tu me mitrailleras le visage de ta bêtise ! Oui, ne me
regarde pas avec ces yeux estomaqués ! J’ai bien dis bêtise ! Tu es
bête ! Et même en te le disant je me demande si cela va y changer quelque
chose à ta bêtise mais je ne peux m’empêcher de le dire car vois-tu ça me chatouille
à la gorge et quand ça vous chatouille la gorge il y a rien à faire que
t’éternuer vos postillons sur des gens qui discutent des vérités qu’ils
n’arrivent même pas à percevoir.
© Timba Bema, 2012
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