Extraits du journal intime de Saït Al-Mahmouni


« C’était étrange de le voir scruter
Si pensivement la clarté,
Etrange enfin de songer qu’il avait
Une telle dette à payer. »

Oscar Wilde, La Ballade de la geôle de Reading


Genève, quinze jours avant la date fatidique


Si je tiens encore debout, c’est parce que j’ai de merveilleux voisins. Bien plus que cela, ils sont de véritables anges, aux ailes desquels on peut appuyer la tête, le coude, la hanche, pour se reposer par temps difficile. Moi, Saït Al-Mahmouni, le sodomite, chassé de Mésopotamie par la fureur des miens et l’invasion des yankees, j’avais perdu foi en l’Homme, avant de rencontrer ces compagnons d’infortune, qui partagent ma vie depuis bientôt un an. Le second coup de poignard dans mon avenir a été assené ici, dans les murs mêmes de la république de Cauvin, l’intolérant, par une juge au demeurant fort sympathique, qui n’a cependant pas manqué de me faire savoir que j’étais non entré en matière, expression tortueuse pour me dire que la paix, les plaisirs de la consommation de masse, tout cela n’était pas prévu pour moi.


Genève, treize jours avant la date fatidique


Je suis gracieusement hébergé dans un immeuble de sept étages, planté aux abords du parc des Charmilles, qui réunit des hommes et des femmes et enfants dans la même condition de désespérés. Rien que sur mon pallier, une dizaine de chambres se font suite, et dans chacune d’elle repose une âme tourmentée, mais non moins charitable. Est-ce uniquement le désespoir qui rend mes voisins si bons ? je ne veux même pas le savoir, par crainte que mon rêve s’évanouisse ou meure.


Genève, neuf jours avant la date fatidique



Nos jours sont d’une monotonie affligeante. Cependant, nous parvenons tant bien que mal à leur insuffler une humeur moins triste. Pour faciliter notre quotidien, nous avons constitué une crousille, où chacun libère tout ou partie de sa maigre fortune. Ainsi, nous assurons les trois repas du jour, que nous prenons dans la cuisine commune. Avec Adama Medella, le Tchadien, je veille à l’abondance du garde-manger. Quant au petit-déjeuner, Fetim Ould Fetim, le Mauritanien, et Johnson Olufadéré, le Nigérian, s’en occupent en véritables maîtres d’hôtel. De gentils petits plats nous sont mitonnés par les seules filles du pallier, les jumelles Annie et Nanie Lafeyoh, des Camerounaises.

Vers huit heures, Fetim et Johnson cognent aux portes, signe que le petit-déjeuner est prêt. Sur la table métallique, dort dans un panier une tresse, qu’on tartine de margarine ou de miel, puis qu’on trempe dans la chicorée bouillante. Malgré l’heure précoce, la bonne humeur est déjà présente. Nous racontons nos pays respectifs : comment les gens y vivent, y meurent, bref, tous ces riens qui ne se voient jamais à la télévision.

Plus tard, nous paressons dans la chambre de Boubakar Ali Cissokho, l’éphèbe Guinéen, autour d’une bouilloire de menthe qu’il manipule d’une main savante, tout en coupant les cartes à jouer de l’autre. Avec lui, on se sent tout d’un coup déchargé des pensées mortifères, car il a le bon mot pour vous redonner le sourire. D’ailleurs, il dit toujours : il y a rien, c’est l’homme qui a peur. C’est donc le cœur léger que vers midi, nous rappliquons à la cuisine où, avec trois fois rien, les jumelles nous comblent d’un festin digne d’une table royale.


Genève, sept jours avant la date fatidique


Paula Kern, gardienne de l’immeuble et vétéranne de soixante-huit, nous a proposé pour après-demain une visite du Château de Gruyères. Sans hésiter on a accepté, car c’est une bonne occasion de quitter ces murs sinistres et froids, et de voir enfin ce pays, dont les traits ne nous sont parvenus que de derrière la vitre d’un train.

Après le repas de midi, Othman Zakharov, le Tchétchène qui occupe la chambre du fond, s’est mis à cogner. On aurait dit qu’il fracassait sa tête contre la paroi, et c’est tout naturellement que nous avons accouru, mais sa porte était verrouillée. Il a donc fallu le dissuader avec art et patience, suite à quoi il vint s’effondrer sur mon épaule. Déjà à Vallorbe, il m’avait soutenu à mon arrivée, m’apportant les repas en chambre, me faisant prendre les cachets, me sortant à la promenade dans l’air neuf du matin, et le soir, appelant à mon chevet Aden El-Badawy, un Yéménite parlant français à la perfection, pour qu’il me lise les Contes et légendes de la montagne valaisanne, un ouvrage de Maurice Zermatten, qu’il subtilisait dans la bibliothèque minable du rez-de-chaussée. Ces récits pleins de diables et de curés me semblaient pourtant familiers, et dans mes tourments sans noms, j’imaginais des correspondances entre Evolène, le rocher suspendu, et Mossoul, la plaine féconde, fidèle amante des deux eaux, où je fis mes premiers pas d’Homme.

En fin d’après-midi, Johnson et moi l’avons emmené marcher à la Treille. Au pied d’un marronnier en sommeil, il nous a lu un passage de son Nouveau testament. D’emblée j’ai voulu le retenir, par crainte de voir se froisser notre ami, comme moi, de confession musulmane. Mais, dès les premiers versets, la paix qui gagna son visage refroidit mes inquiétudes. Othman Zakharov était rasséréné. Son regard, naguère vide et lointain, s’extasiait dorénavant du ballet d’oies sur les eaux grises du lac. De même, j’étais gagné par cette assurance ; alors, je clignai de l’oeil à Johnson, pour le remercier de sa bienveillance.


Genève, quatre jours avant la date fatidique


La visite du château de Gruyères fut un régal pour la vue. Par contre, mon estomac n’arrêtait pas de gargouiller, et mon teint était pâle. La raison, me semble t-il, était le départ imminent du Tchétchène. En souvenir, il m’a offert son pendentif à l’effigie de Gengis Khan. Depuis lors, il ne me quitte plus ; l’empereur des mongols est quelque peu devenu mon protecteur.

La nuit dernière, j’ai fait un rêve atroce, où j’étais en avion avec mes voisins, quand Paula Kern nous convia dans le compartiment attenant, derrière une porte qui s’ouvrait en fait sur le vide. Je les voyais chuter l’un après l’autre, sans un cri, et lorsque mon tour vint de sauter, je me réveillai en hurlant. C’est alors que Fetim frappa à ma porte, et passa le restant de la nuit chez moi. Il promit de ne jamais plus me laisser seul avec mes cauchemars ; je le remerciai d’une puissante étreinte. Puisque la confiance régnait, je lui révélai mon parti. Loin d’être offusqué, il reconnut mon droit à pareille préférence. Pour la première fois, quelqu’un se montrait compréhensif à mon égard.

Genève, un jour avant la date fatidique

Demain, je serai parti. La police viendra me chercher à dix heures pour l’aéroport. Depuis trois jours, mes voisins organisent des veillées pour m’éviter la solitude ; d’ailleurs, je ne suis pas triste, j’ai seulement un papillon dans la gorge, qui refuse de s’envoler. Sinon, qu’est-ce qu’ils sont adorables ! Les jumelles me préparent des vernonias, des légumes de chez elles ; Boubakar me sert la menthe à volonté, et me laisse même gagner aux cartes ; Johnson ponctue nos discussions de lecture sainte ; et les autres, tous, sont d’une sollicitude extrême. Je suis en quelque sorte leur petit prince. Dès que la lassitude habite mes traits, les voilà déjà partants pour me distraire ; dès que l’ennui m’enlace, la formule magique de Boubakar me redonne aussitôt l’envie. Ah, si ma vie, de tout temps, pouvait demeurer ainsi ! Certes, ce n’est qu’illusion, mais une chose est sûre : lorsque je regarderai la boule de neige, achetée en Gruyères, que mes voisins m’ont offerte au petit-déjeuner ce matin, je penserai fort à cette parenthèse... helvétique.

Genève, la date fatidique





© Timba Bema, 2008

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