La chose des « Blancs » ou de l’architecture du pouvoir au Cameroun
Dans l’inconscient camerounais être au pouvoir
c’est à juste titre occuper la place laissée vacante par les Blancs. Plus
précisément, c’est se substituer aux Blancs. Comme par une opération magique, il
se voit conférer les attributs réels ou supposés des Blancs, il devient donc un
Blanc. D’ailleurs, il parle leur langue, il imite tant bien que mal leur
accent, il s’habille à la dernière mode parisienne, il fume, il boit du vin rouge,
il mange du fromage après le dessert, il maîtrise leurs manières, leurs codes
qu’il reproduit dans la société locale avec une certaine idée de sa supériorité.
Toute réussite sociale est associée aux Blancs, puisqu’elle survient dans un environnement
dont le premier maillon est l’école. Elle arrache l’enfant en bas âge et lui
inculque année après année une nouvelle culture, une nouvelle vision du monde à
quoi il s’attache par habitude, par admiration, mais aussi et surtout par
l’attrait du statut privilégié que lui confèreront les diplômes. On comprend ainsi
la frénésie des Camerounais pour les études et surtout leur déférence affectée
vis-à-vis de ceux qui ont atteint les cimes du système éducatif. On les appelle
« Docteur », « Professeur », on courbe l’échine devant eux, on les encense, et leurs
pieds ne touchent déjà plus le sol. En définitive, toute ascension sociale
entraîne un changement de statut, un éloignement de la pauvreté. La vieille
opposition entre le « sauvage » et le « civilisé » est remplacée par celle entre
l’« illettré » du « lettré », ce téméraire qui a achevé le processus de
transformation de soi initié à l’école primaire. Pour les Camerounais, que
signifie accéder au pouvoir ?
D’abord, il faut se rappeler que le pays a été
créé par les Blancs après une phase de conquête et de soumission des corps.
Oui, le Cameroun est une fabrication des Blancs. C’est-à-dire qu’il a jailli de
leur rêve qui s’est matérialisé en un territoire livré à leur convoitise. Ils
ont tracé la latitude, la longitude, et tout ce qui s’est trouvé entre ces
lignes, mais alors tout, humains, animaux, végétaux, sol et sous-sol sont
devenus leurs propriétés. On le voit, ce territoire est appréhendé comme un
stock. Il est voué à la ponction. Au prélèvement. Tout doit lui être arraché, y
compris ses arts, son génie, son histoire, sa culture. L’image que l’on peut
convoquer ici est celle d’un corps vidé de son sang par le bras gauche, et injecté
de l’autre d’un sang nouveau qui fait de lui un anémié, tenant à peine debout sur
ses frêles jambes. Il est chétif, sa peau tombe sur ses os, son regard inexpressif
se noie dans la clarté bleue du ciel. Dans ce sang nouveau grouillent les
molécules d’une nouvelle histoire, d’une nouvelle culture qui consacrent sa
place de subalterne dans l’ordre du monde. Mais, cette transfusion perdrait de
son efficacité si elle ne s’adossait sur l’administration coloniale, qui grave
dans les esprits des lois, des procédures, des règlements, des normes, des réflexes,
des façons d’être. Les conseillers techniques et les coopérants ont assuré la
transition, et désormais les Camerounais les reproduisent, les perfectionnent avec
un naturel déconcertant. Le pays se conçoit toujours comme une colonie, ce que
trahit la rapacité exercée sur la fortune publique et l’inflation des conflits
fonciers. Il est par conséquent gouverné comme telle. Mais, en quoi consiste
l’administration coloniale ?
L’État colonial et son administration se fondent
sur le concept de race. Il y a la race supérieure, celle des colons et les
races inférieures, celles des colonisés, qui sont en fait les tribus créées
pour assurer le contrôle du territoire. La distribution des rôles le reflète
parfaitement. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les Blancs, non pas en
raison de leurs compétences, mais d’abord et avant tout parce qu’ils sont
Blancs. Ensuite, on trouve au bas de l’échelle, dans les emplois subalternes, les
races des colonisés. L’administration coloniale fait donc des tribus les seules
et uniques entités politiques : ce système s’appelle le tribalisme. Une classification
est établie entre les tribus. Les premiers ethnologues ont longuement décrit leurs
caractéristiques sociales et morales. En fonction de leur sympathie vis-à-vis
des Blancs, de leur alliance objective avec l’entreprise coloniale, leurs
traits sont magnifiés et elles occupent une position intermédiaire dans la
hiérarchie. À l’inverse, elles sont diabolisées et reléguées au pied de la pyramide
lorsqu’elles la contestent. Toute la politique, du point de vue des colonisés,
se résume à diriger la tribu ou à conserver ou changer de la place à l’intérieur
de celle-ci. Les colons jouant le rôle d’arbitres. Ils s’assurent de la docilité
des candidats à la chefferie et surtout de l’étanchéité entre les tribus. Des
anciennes alliances sont dissoutes. Des coalitions sont tuées dans l’œuf, car
elles menacent l’existence même de l’État colonial. Il n’existe pas d’espace déracialisé.
Partout où l’individu se trouve, il est rattaché à sa communauté. Cette
architecture du pouvoir, le pays l’adoptera à son indépendance. Nous pensons
que c’était par conviction. Les premiers responsables n’étaient pas seulement
contraints par l’ancienne puissance coloniale, ils étaient aussi persuadés que c’était
l’unique manière de le diriger. Dans cet édifice, la position la plus enviable,
car la plus sûre, est celle des Blancs, puisqu’ils concentrent entre leurs
mains les rênes de l’état à savoir le budget pour acheter la paix sociale et
l’armée pour réprimer les irrédentistes. Avec le départ des Français en 1960,
la compétition entre les tribus va consister à occuper leur place. Celle qui
accède au pouvoir est considérée comme élue, elle a les mêmes privilèges que
les Blancs.
Dans un tel système, la succession est une
étape cruciale génératrice de violence, puisqu’elle est ce moment où se
renégocient les rapports de domination. Dans les années 60, la montée en
puissance du Nord s’est faite sur l’écrasement des Sawa qui constituaient
l’élite politique et économique du pays. On se souvient du coup d’état de 1984 après
la transmission du pouvoir d’Ahidjo à Biya, alors même que celle-ci respectait
l’équilibre Nord-Sud et avait été longtemps préparée. La succession de Biya
ouvrira également une période de tensions, que celle-ci se réalise sur un mode
démocratique ou autocratique. Et, cela sera toujours le cas, tant que l’architecture
du pouvoir reposera sur la compétition entre les tribus, qui donne aux
vainqueurs les attributs des Blancs, à moins que dès à présent soit amorcée la
détribalisation de la vie publique.
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